Sondages en ligne : danger

par Alain Garrigo

Son­dages en ligne : danger

Source : http://blog.mondediplo.net/2011 – 03-23-Sondages-en-ligne-danger

lun­di 4 avril 2011, par Alain Garrigou

De plus en plus de son­dages effec­tués par Inter­net sont publiés sans que la méthode soit men­tion­née. Pour leurs orga­ni­sa­teurs, le tour serait joué : ces son­dages seraient comme les autres. On en oublie du coup que ceux-ci ont été très contes­tés. Long­temps, des ins­ti­tuts les refu­saient ou, en tout cas, ne les uti­li­saient pas pour les son­dages poli­tiques. Opi­nion­Way, le pre­mier à pra­ti­quer cette tech­nique en France, a été beau­coup cri­ti­qué — notam­ment parce que la baisse des coûts, une stra­té­gie agres­sive et le sou­tien poli­tique de l’Elysée lui ont per­mis de prendre la place de ses concur­rents sur TF1, LCI et Le Figa­ro. Quand écla­ta l’affaire des son­dages de l’Elysée, à la suite du rap­port de la Cour des comptes de juillet 2009, ce fut, de la part de ses concur­rents, un déchaî­ne­ment d’hostilité. Haro sur Opi­nion­Way. Tou­te­fois, sou­cieux d’afficher leur moder­nisme, ces concur­rents insis­tèrent sur le fait qu’ils maî­tri­saient bien la tech­nique, mais ne l’utilisaient pas pour les son­dages poli­tiques. Depuis, ils se sont rat­tra­pés. Comme inexo­ra­ble­ment, les son­dages en ligne s’imposent donc. Les plus pru­dents avaient jugé qu’il était un peu tôt car, comme cela avait été le cas pour le télé­phone, l’équipement des ménages en matière de connexion à Inter­net était encore insuf­fi­sant. Un an plus tard, il faut croire que ce n’est plus le cas.

Ce n’est évi­dem­ment pas l’explication de la géné­ra­li­sa­tion rapide des son­dages en ligne. La véri­table rai­son en est plu­tôt à cher­cher du côté de l’augmentation des non-répon­dants, long­temps déniée au nom d’un mythe des son­dages comme ins­tru­ment de la démo­cra­tie — il fal­lait que les citoyens soient ravis d’être son­dés. Les pre­miers cri­tiques à avoir signa­lé la hausse de la pro­por­tion des non répon­dants furent ver­te­ment rabroués. A la limite pou­vait-on leur concé­der qu’il était plus dif­fi­cile de joindre les gens par télé­phone du fait de l’expansion du télé­mar­ke­ting et de l’usage du télé­phone por­table, mais il n’était pas ques­tion d’admettre que de plus en plus de gens refu­saient de répondre parce qu’ils n’avaient pas le temps, que les coups de télé­phone les aga­çaient, voire qu’ils détes­taient les son­dages… On ris­quait fort alors d’être insulté.

Pour­tant, le constat était par­fai­te­ment accep­té ailleurs, aux Etats-Unis par exemple, et recon­nu par la com­mis­sion des son­dages. Il est vrai que la recon­nais­sance publique de ce constat ris­quait d’accroître encore un peu les coûts de l’enquête. Or Inter­net, selon une logique indus­trielle ou com­mer­ciale, est une manière d’externaliser le tra­vail en le confiant aux enquê­tés, comme on met des caisses auto­ma­tiques dans les super­mar­chés ou des pompes auto­ma­tiques dans les sta­tions ser­vices ; le prix de revient est sen­si­ble­ment dimi­nué. Une ques­tion posée en ligne vaut envi­ron 700 euros, quand elle en vaut 1500 en face-à-face et 1000 par télé­phone. A ce compte, les entre­prises de son­dage peuvent bien offrir 7000 euros de lote­rie à gagner aux membres de leur panel, comme Har­ris Inter­ac­tive, ou un appa­reil pho­to numé­rique, comme Ipsos…

A cause de la stra­té­gie offen­sive d’OpinionWay et de l’affaire des son­dages de l’Elysée, le son­dage en ligne s’imposa moins dis­crè­te­ment que les pro­fes­sion­nels ne l’auraient sou­hai­té. Un petit inci­dent de par­cours. Enfin presque.

La polé­mique sur les deux son­dages Har­ris Inter­ac­tive publiés par Le Pari­sien les 6 et 8 mars 2011 concer­nait la place faite à Marine Le Pen, mais pas la bana­li­té des enquêtes par Inter­net. Ils montrent pour­tant à nou­veau que les son­dages en ligne ne sont pas des son­dages comme les autres. Et même plus clai­re­ment qu’ils ne sont pas des son­dages. Ils sont une super­che­rie à deux titres.

1/ Le registre technique

— Les ques­tion­naires par Inter­net ne sont pas repré­sen­ta­tifs. Ils reposent sur un échan­tillon spon­ta­né, c’est-à-dire sur des volon­taires pour répondre aux ques­tions (auto­dé­cla­ra­tions). Le redres­se­ment pos­té­rieur n’a aucune rigueur parce que les inter­nautes ne sont pas des indi­vi­dus pris au hasard mais des per­sonnes qui répondent dans un but pré­cis : par­ti­ci­per à une lote­rie afin d’obtenir une gra­ti­fi­ca­tion, ou par convic­tion, pour faire pas­ser un mes­sage. L’objection à l’usage d’Internet n’est donc pas le taux d’équipement socia­le­ment inégal, comme cela avait été le cas pour le télé­phone, mais la non obser­va­tion des cri­tères fon­da­men­taux de repré­sen­ta­ti­vi­té (dif­fé­rem­ment des échan­tillons obte­nus par la méthode des quo­tas ou aléatoire).

— L’enquête en ligne ne per­met pas de connaître le répon­dant. Cette énorme lacune reste pour­tant mécon­nue. Autre­ment dit, dans un panel d’internautes, le répon­dant peut ne pas être le titu­laire de l’adresse mail qui est requise par le son­deur pour en faire par­tie, mais un membre quel­conque de son foyer ; n’importe qui peut répondre à sa place, par exemple pour jouer à la lote­rie ou, pire, pour tru­quer le son­dage — comme nous en avons fait l’expérience en répon­dant plu­sieurs fois au même son­dage avec des adresses mails dif­fé­rentes, à par­tir d’ordinateurs dif­fé­rents et d’endroits dif­fé­rents (cafés équi­pés de bornes wifi avec des adresses IP différentes).

— Il y a plus dan­ge­reux que de jouer à la lote­rie. Il est pos­sible qu’un groupe poli­tique « pirate » un ques­tion­naire. La consti­tu­tion du panel d’internautes est lais­sée dans l’ombre. On sait cepen­dant que l’inscription sur les panels reprend en gros le sys­tème le plus archaïque du bouche à oreille entre amis ou connaissances.

— Les son­dages en ligne sont rému­né­rés, même s’il s’agit de lote­ries qui visent à atté­nuer le carac­tère inté­res­sé des réponses. Il faut savoir que beau­coup d’internautes mentent sciem­ment pour ten­ter de gagner. L’Esomar, orga­ni­sa­tion euro­péenne des entre­prises de mar­ke­ting, a même chif­fré à 54 % la pro­por­tion de ceux qui l’admettent (What’s New In Mar­ke­ting, juin 2006). C’est un sérieux biais métho­do­lo­gique, mais le pré­ju­dice démo­cra­tique est encore plus grave.

2/ Le registre politique

— Peut-on accep­ter que l’opinion poli­tique soit ain­si mar­chan­di­sée ? L’alibi ludique est en effet par­fai­te­ment hypo­crite puisque la voie est ouverte pour un paie­ment futur non dégui­sé. Il faut dire ici de manière caté­go­rique que la gra­ti­fi­ca­tion des son­dages en ligne sous forme de lote­rie n’est qu’une étape pro­vi­soire qui pré­fi­gure le paie­ment direct de l’opinion. Des inter­nautes ins­crits sur des panels se plaignent déjà de l’opacité des pro­cé­dures de gra­ti­fi­ca­tion, en fai­sant savoir qu’ils n’ont jamais gagné. Les lote­ries auront donc un ren­de­ment décrois­sant qui fera fran­chir le pas de la rému­né­ra­tion à la pièce par une entre­prise, puis une autre et ain­si de suite. Le doigt est déjà mis dans l’engrenage. Or le prin­cipe démo­cra­tique ins­tau­ré au XIXe siècle est celui de la gra­tui­té de l’opinion poli­tique. Il s’est même ins­tau­ré contre l’intérêt quand on sait qu’en matière de vote, le suf­frage uni­ver­sel a été édi­fié contre le suf­frage cen­si­taire. Il faut peu de mémoire pour ne pas s’en apercevoir.

— Il n’est plus per­sonne aujourd’hui pour nier que les son­dages poli­tiques par­ti­cipent à la sélec­tion du per­son­nel poli­tique et plus pré­ci­sé­ment à la dési­gna­tion des can­di­dats à l’élection pré­si­den­tielle. Com­ment l’argent de la rému­né­ra­tion des son­dés peut-il inter­ve­nir sans enta­cher gra­ve­ment la léga­li­té des élec­tions et, déjà, la légi­ti­mi­té des futurs élus ? Les lois élec­to­rales des pays occi­den­taux démo­cra­tiques ont éli­mi­né l’argent des élec­tions au XIXe siècle et au début du XXe. Il est éton­nant que per­sonne ne s’avise de la dérive qui amène les son­deurs à vio­ler le droit élec­to­ral sans être sanc­tion­nés. Les séna­teurs ont cepen­dant com­pris la menace qui pèse sur la légi­ti­mi­té des élus, et adop­té, le 14 février 2011, une « pro­po­si­tion de loi sur les son­dages visant à mieux garan­tir la sin­cé­ri­té du débat poli­tique et élec­to­ral [1]. ». En atten­dant les dépu­tés ? L’Assemblée natio­nale vient en effet d’inscrire à son ordre du jour le débat sur la pro­po­si­tion de loi séna­to­riale. Sur cette affaire, les élus sont déjà très pres­sés par les son­deurs. Au moins ne subissent-ils pas de résul­tats de son­dages. Les son­deurs ont-ils pen­sé à sou­mettre la ques­tion ? Un son­dage sur la réforme des son­dages… Bien sûr, ce n’est que de l’humour.

Notes

[1] Dont on trou­ve­ra le texte sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/leg/tas10-063.html