Souveraineté et mouvements sociaux

Face à cette configuration des pouvoirs dans le monde élaborée au profit des puissants, quelles doivent être l’action et la contribution des mouvements sociaux qui luttent pour la construction d’un monde plus juste, plus égal, plus démocratique et plus pacifique ?

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Ce texte a pour fonc­tion de pro­po­ser un cadre de réflexion ouvert sur la ques­tion de la sou­ve­rai­ne­té poli­tique dans la pers­pec­tive d’impulser les tra­vaux du groupe de tra­vail « Sou­ve­rai­ne­té et mou­ve­ments sociaux ». Il tente d’aborder ce chan­tier à par­tir de la ques­tion de savoir en quoi la sou­ve­rai­ne­té consti­tue un enjeu de stra­té­gie pour les mou­ve­ments sociaux.

De toute part, la sou­ve­rai­ne­té des peuples est pié­ti­née par les mar­chés finan­ciers et les repré­sen­tants de leurs inté­rêts au sein des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, d’intégration régio­nale et des États. Pour impo­ser leurs inté­rêts et leurs volon­tés aux peuples et contour­ner les choix que ces der­niers expriment par la déli­bé­ra­tion col­lec­tive – ou même les réduire à néant si néces­saire -, les fon­dés de pou­voirs du capi­ta­lisme finan­cier évo­luent et agissent dans des espaces et des maillages ins­ti­tu­tion­nels, juri­diques et ter­ri­to­riaux mul­ti­di­men­sion­nels et inter­con­nec­tés qui s’organisent et se réor­ga­nisent en per­ma­nence en fonc­tion de prin­cipes qui empruntent plus au sys­tème cri­tique auto-orga­ni­sé du vol d’étourneaux qu’à celui de la centralisation.

Le sys­tème de l’Union euro­péenne (UE) qui com­bine rela­tions inter-éta­tiques et ins­ti­tu­tions poli­tiques et tech­no­cra­tiques (Com­mis­sion euro­péenne, Par­le­ment euro­péen), juri­diques (Cour de jus­tice de l’UE) et finan­cières (Banque cen­trale euro­péenne) supra­na­tio­nales consti­tue, en la matière, un arché­type de ce qui peut être décrit, à l’échelle d’une région-monde, comme un pou­voir glo­ba­li­sé agis­sant contre les peuples et les mou­ve­ments sociaux qui en expriment les résis­tances et les ten­ta­tives de réso­lu­tion alter­na­tive des pro­blèmes concrets qu’ils affrontent.

Ce rap­port de forces entre les pou­voirs glo­ba­li­sés et les peuples doit s’analyser tan­dis que la vie démo­cra­tique de ces der­niers, ain­si que l’insertion des indi­vi­dus dans la pro­duc­tion et le tra­vail res­tent, elles, ter­ri­to­ria­li­sées, hor­mis, dans un mou­ve­ment asy­mé­trique, pour les hyper-cadres d’entreprises et les migrants. Les pre­miers « butinent » de pôles de richesse en pôles de richesse au gré des oppor­tu­ni­tés et les seconds suivent, aux dépens de leur vie, les cou­rants dyna­miques des chaînes de valeur capi­ta­listes pour ten­ter d’échapper à leur condi­tion de pauvres et de vic­times de pre­mière ligne des conflits pla­né­taires liés au déve­lop­pe­ment de la pau­vre­té et des inéga­li­tés, des guerres ou du chan­ge­ment climatique.

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Cette rela­tion pou­voirs globalisés/peuples doit éga­le­ment se jau­ger en pre­nant en compte le fait que les États se sont signi­fi­ca­ti­ve­ment auto-des­sai­sis de nom­breux pou­voirs qu’ils déte­naient en matière de sou­ve­rai­ne­té éco­no­mique et finan­cière. En pro­cé­dant, depuis les années 1970, à la libé­ra­li­sa­tion inté­grale des acti­vi­tés du capi­tal et à l’extension per­ma­nente des domaines de la vie sociale « mar­chan­di­sés » (trans­ports, ali­men­ta­tion, san­té, édu­ca­tion, envi­ron­ne­ment, etc.), les États ont enclen­ché une double dyna­mique de perte de contrôle pro­gres­sive de leurs ins­tru­ments de pilo­tage éco­no­miques (mon­naie, contrôle des capi­taux, fis­ca­li­té, etc.) et de régu­la­tion col­lec­tive des socié­tés (tra­vail, cohé­sion sociale, indus­tria­li­sa­tion, édu­ca­tion, etc.). Ce fai­sant, ils ont miné leur propre légi­ti­mi­té poli­tique et morale, ain­si que leur puis­sance, en aban­don­nant aux mar­chés une par­tie crois­sante des ser­vices qu’ils assu­raient aux popu­la­tions et en renon­çant aux leviers qui leur per­met­taient de garan­tir et de déve­lop­per leurs ressources.

Cette situa­tion a réduit – de fac­to – le péri­mètre d’intervention de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire dans l’économie. De nom­breuses ques­tions (moné­taires, finan­cières, etc.) qui affectent direc­te­ment la vie quo­ti­dienne des peuples ne sont en effet plus déci­dées sou­ve­rai­ne­ment par eux, ni par les États qui dominent leurs socié­tés et leurs ter­ri­toires. Ce fai­sant, cette situa­tion a, dans la fou­lée, éga­le­ment dégra­dé le pou­voir d’action des forces poli­tiques au sein même de l’État, d’autant plus lorsqu’il s’agit de forces de gauche qui cherchent à limi­ter le pou­voir de l’argent sur la société.

En outre, cette situa­tion abou­tit à un affai­blis­se­ment de la capa­ci­té de l’État et des ins­ti­tu­tions à four­nir une pro­tec­tion aux indi­vi­dus, ce qui aggrave leur crise de légi­ti­mi­té. Ceci est par­fai­te­ment iden­ti­fié par les peuples et per­met de com­prendre pour­quoi l’abstention struc­tu­relle aux élec­tions ne cesse d’augmenter. La baisse de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique cor­res­pond en réa­li­té au déve­lop­pe­ment d’un com­por­te­ment col­lec­tif ration­nel dans la socié­té. Les popu­la­tions prennent acte de l’impuissance de la poli­tique à assu­rer le relais de leurs demandes dans l’Etat et les ins­ti­tu­tions et mesurent l’affaiblissement des struc­tures éta­tiques face au pou­voir financier.

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Ce constat se double d’une per­cep­tion très claire du rôle des par­tis poli­tiques, en par­ti­cu­lier de ceux qui sont posi­tion­nés au centre des sys­tèmes de pou­voir poli­tique et dont les inté­rêts ont fusion­né avec ceux des oli­gar­chies et de l’argent, annu­lant de ce fait toute auto­no­mie de la poli­tique face à l’économie et la finance.

Dans ce contexte, la récente et tra­gique trans­for­ma­tion de la Grèce en pro­tec­to­rat des inté­rêts finan­ciers consti­tue une nou­velle étape de ce pro­ces­sus désor­mais lar­ge­ment enclen­ché par­tout. Le capi­ta­lisme finan­cier et « l’élitocratie » poli­tique, intel­lec­tuelle et média­tique pro-sys­tème qui en admi­nistre les inté­rêts dis­posent d’un modèle poli­tique : l’autoritarisme de mar­ché. La démo­cra­tie n’est plus enten­due que comme un modèle tolé­ré jusqu’à ce qu’il ne remette pas en cause les cadres et les règles qui garan­tissent la pri­mau­té des inté­rêts finan­ciers et l’enrichissement des hyper-riches. C’est à cela que doivent se sou­mettre les gou­ver­ne­ments et la déli­bé­ra­tion démo­cra­tique. Dans cette pers­pec­tive, l’autoritarisme de mar­ché est un modèle qui pro­meut la répres­sion – cultu­relle et vio­lente – des mou­ve­ments sociaux et de contes­ta­tion de l’ordre établi.

Face à cette confi­gu­ra­tion des pou­voirs dans le monde éla­bo­rée au pro­fit des puis­sants, quelles doivent être l’action et la contri­bu­tion des mou­ve­ments sociaux qui luttent pour la construc­tion d’un monde plus juste, plus égal, plus démo­cra­tique et plus pacifique ?

Doivent-ils œuvrer à la réins­tal­la­tion du « démos » au cœur des pro­ces­sus de déci­sion, notam­ment dans l’État, afin d’offrir une méthode et des leviers col­lec­tifs de réso­lu­tion paci­fique de la crise du sys­tème-monde ? Doivent-ils s’engager pour une relo­ca­li­sa­tion des pou­voirs aban­don­nés à la finance dans la sphère de la sou­ve­rai­ne­té poli­tique ? Cette der­nière peut-elle deve­nir une tech­nique d’humanisation de la socié­té, de l’économie et du monde au ser­vice d’un pro­jet visant à construire un monde meilleur fon­dé sur le prin­cipe selon lequel la jus­tice sociale et l’inclusion des sec­teurs subal­ternes dans les affaires de l’État – dont la fonc­tion doit être d’œuvrer à la redis­tri­bu­tion de la richesse – sont les moteurs de la prospérité ?

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Mais l’État – seul sujet en droit de la sou­ve­rai­ne­té -, est-il un champ de forces et un ins­tru­ment de lutte per­ti­nents pour les mou­ve­ments sociaux ou consti­tue-il au contraire un ins­tru­ment de domi­na­tion, un pou­voir empê­chant l’exercice de la démo­cra­tie réelle ?

La sou­ve­rai­ne­té est-elle un concept per­ti­nent ou une abs­trac­tion, une fic­tion ? Sou­ve­rai­ne­té poli­tique, sou­ve­rai­ne­té popu­laire, sou­ve­rai­ne­té natio­nale ? De quoi parle-t-on ? Com­ment ins­crire les com­bats pour la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire ou éner­gé­tique au-delà de la sou­ve­rai­ne­té ter­ri­to­riale ? Y a‑t-il une cor­ré­la­tion effec­tive entre sou­ve­rai­ne­té et démo­cra­tie dans un monde façon­né par son éco­no­mie mon­dia­li­sée, l’interdépendance accrue des États et des socié­tés, la dif­fu­sion mon­diale d’une culture consu­mé­riste domi­nante et l’altération des formes tra­di­tion­nelles de la sou­ve­rai­ne­té éta­tique (en matière éco­no­mique et com­mer­ciale, mais éga­le­ment mili­taire, de sécu­ri­té col­lec­tive, d’information du fait de l’emprise tech­no­lo­gique, de l’espionnage de masse, etc.) ?

Le rôle des mou­ve­ments sociaux n’est-il pas, dans ces condi­tions, de contri­buer, face à l’emprise du capi­ta­lisme finan­cier, à la construc­tion d’une socié­té-monde, à l’émergence de nou­velles com­mu­nau­tés poli­tiques et au renou­vel­le­ment des formes juri­diques et poli­tiques qui encadrent nos socié­tés, au-delà de la « sou­ve­rai­ne­té » ? Est-il envi­sa­geable de trans­for­mer le champ glo­bal et, au-delà, le monde, en ter­ri­toire poli­tique ? Si oui, com­ment s’y orga­ni­se­raient la par­ti­ci­pa­tion et la res­pon­sa­bi­li­té démocratiques ?

Au contraire, se pour­rait-il que pour la pre­mière fois de son his­toire, l’humanité ne soit pas en mesure de bâtir un espace poli­tique démo­cra­tique géné­ra­liste cor­res­pon­dant à celui qu’elle a accou­ché dans l’économie ?

Source : Inter­coll, 28 sept 2017

Pho­tos du col­lec­tif Krasnyi

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