Table ronde : La gauche et les révolutions arabes

Au-delà des analyses qui insistent sur les mobilisations spontanées de jeunes, les médias sociaux ou l’éventuelle marginalisation des islamistes, quel rôle y joue la gauche arabe et ses militants ?

Les révoltes et les révo­lu­tions qui secouent le monde arabe marquent un tour­nant pour cette région. Au-delà des ana­lyses qui insistent sur les mobi­li­sa­tions spon­ta­nées de jeunes, les médias sociaux ou l’éventuelle mar­gi­na­li­sa­tion des isla­mistes, quel rôle y joue la gauche arabe et ses mili­tants ? Tel est le thème de la table ronde qui s’est tenue le same­di 15 octobre 2011 au Lieu-dit.

Cédric Durand, revue Contre­temps

Bon­jour à tous,

Je vous remer­cie pour votre pré­sence dans ce beau lieu accueillant, et je me fais un plai­sir de vous pré­sen­ter les cinq per­sonnes qui ont accep­té de par­ti­ci­per à cette table ronde, dans l’ordre où elles interviendront :

Gil­bert Ach­car, pro­fes­seur en déve­lop­pe­ment et rela­tions inter­na­tio­nales à la School of orien­tal and afri­can stu­dies (Uni­ver­si­té de Londres) L’évolution de la gauche arabe au XXe siècle : crise, mar­gi­na­li­sa­tion et perspectives

Mou­nia Ben­na­ni-Chraï­bi, pro­fes­seure asso­ciée à l’Institut d’études poli­tiques et inter­na­tio­nales (Uni­ver­si­té de Lau­sanne). Le Mou­ve­ment du 20 février à Casa­blan­ca : entre héri­tages et innovations

Péné­lope Lar­zillière, socio­logue, cher­cheuse à l’Institut de Recherche pour le Déve­lop­pe­ment (IRD). De la gauche aux ONG ? Par­cours mili­tants et évo­lu­tion des modes d’action.

Didier Mon­ciaud, his­to­rien, cher­cheur asso­cié au GREMAMO (Paris 7) Les gauches égyp­tiennes et le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire égyp­tien (2011)

Chris­tophe Agui­ton, mili­tant inter­na­tio­nal (ATTAC) Révo­lu­tions et tech­no­lo­gies de communication

L’accent a sou­vent été mis sur une jeu­nesse mobi­li­sée grâce aux nou­velles tech­no­lo­gies, Inter­net, Face­book, comme l’élé­ment-clé dans les mou­ve­ments arabes. Nous avons vou­lu appro­cher cette ques­tion de manière un peu cri­tique, en se deman­dant s’il n’y a pas d’autres savoirs, d’autres réseaux qui se sont mobi­li­sés. En par­ti­cu­lier la ques­tion de la gauche, des savoir-faire mili­tants de la gauche, de la manière dont ils ont pu ou non s’intégrer dans les pro­ces­sus révolutionnaires.

La deuxième ques­tion qui nous inté­resse par­ti­cu­liè­re­ment aujourd’­hui porte sur ce que la gauche peut apprendre de ce qui s’est pas­sé dans ce pro­ces­sus ; et plus par­ti­cu­liè­re­ment sur les liens éven­tuels entre ces pro­ces­sus révo­lu­tion­naires d’une part et la vague de mobi­li­sa­tion des Indi­gnés et du mou­ve­ment Occu­py d’autre part.

Gil­bert Ach­car com­men­ce­ra par un rap­pel his­to­rique sur la place de la gauche dans le monde arabe, et nous enchaî­ne­rons ensuite avec les autres inter­ve­nants sur les mou­ve­ments actuels. 


L’évolution de la gauche arabe au XXe siècle : crise, mar­gi­na­li­sa­tion et perspectives

Gilbert_Achcar-2.png Gil­bert Ach­car : Depuis l’entre-deux-guerres, et sur­tout après la Deuxième Guerre mon­diale et la Nakba1 de 1948, on a vu s’affirmer dans le monde arabe, comme ailleurs dans le Tiers-Monde, deux com­po­santes de la gauche, une com­po­sante sta­li­nienne liée orga­ni­que­ment à l’U­nion sovié­tique et une com­po­sante natio­na­liste popu­liste. Ces deux com­po­santes ont connu une forte diver­gence dans la région dans la fou­lée de la Nak­ba du fait que l’U­nion sovié­tique a par­rai­né la nais­sance de l’É­tat d’Is­raël. Cela a entraî­né une forte rup­ture entre, d’une part, le mou­ve­ment com­mu­niste sta­li­nien et, d’autre part, le natio­na­lisme, y com­pris les natio­na­lismes qui se situent clai­re­ment à gauche, comme c’était le cas pour le par­ti Baas fon­dé dans les années 1940, un par­ti « natio­na­liste arabe » (pan­arabe) de gauche se récla­mant du socia­lisme, qui a consi­dé­ra­ble­ment dégé­né­ré depuis les années 1960.

La cou­pure entre le mou­ve­ment com­mu­niste, après 1948 en par­ti­cu­lier, et les natio­na­listes va s’accentuer dans un pre­mier temps avec l’é­mer­gence du nas­sé­risme, qui va deve­nir un pôle d’at­trac­tion majeur à l’é­chelle régio­nale après la natio­na­li­sa­tion du canal de Suez en 1956 et l’union syro-égyp­tienne en 1958. Tou­te­fois, le régime nas­sé­rien connaî­tra une radi­ca­li­sa­tion spec­ta­cu­laire à par­tir de 1961, un peu à la manière de la tra­jec­toire cubaine, sauf qu’il n’y a pas eu d’adoption du « mar­xisme-léni­nisme » ici, mais seule­ment une pro­cla­ma­tion du socia­lisme avec des natio­na­li­sa­tions très pous­sées qui n’ont pas man­qué de pro­vo­quer des débats sur la nature de ces régimes (Mos­cou les clas­sa sous la rubrique de « la voie de déve­lop­pe­ment non-capi­ta­liste »). Les com­mu­nistes du monde arabe fini­ront par se ral­lier à la mou­vance nas­sé­rienne, voire s’y fondre comme ce fut le cas en Égypte même.

Ce modèle nas­sé­rien va être repro­duit dans plu­sieurs pays de la région dans les années 1960 : Syrie, Irak, Yémen, Algé­rie. Il faut y ajou­ter les mou­ve­ments, comme l’USFP au Maroc, se situant dans cette mou­vance d’un natio­na­lisme radi­ca­li­sé à gauche, qui se recon­naît dans la pers­pec­tive des luttes tri­con­ti­nen­tales telle qu’elle se déve­lop­pe­ra au cours de la même période avec le Viet­nam et Cuba. Il y eut ain­si conver­gence entre ces natio­na­lismes et l’U­nion sovié­tique, puisque Mos­cou les sou­tien­dra contre les puis­sances occi­den­tales avec les­quelles ils étaient en confron­ta­tion directe, comme ce fut le cas pour l’É­gypte au moment de l’agression tri­par­tite (France, Grande-Bre­tagne et Israël) consé­cu­tive à la natio­na­li­sa­tion du canal de Suez. Le mou­ve­ment com­mu­niste dans la région va s’a­li­gner der­rière les gou­ver­ne­ments natio­na­listes, en dépit du fait qu’il s’agissait de dic­ta­tures mili­taires et policières.

La défaire arabe dans la guerre israé­lo-arabe de juin 1967 consti­tue­ra un tour­nant majeur dans l’his­toire de la gauche régio­nale. La radi­ca­li­sa­tion de la jeu­nesse qu’exprimera l’année 1968 à l’é­chelle mon­diale, c’est la guerre de 1967 qui l’a pro­vo­quée dans le monde arabe : ce n’est pas 1968, mais 1967 qui est l’année de la grande radi­ca­li­sa­tion pour la région, avec, d’une part, la défaite des régimes arabes, et, d’autre part, la mon­tée de la résis­tance pales­ti­nienne, y com­pris une aile gauche se récla­mant du marxisme.

Cela va avoir un effet direct sur la jeu­nesse, qui est ce qu’il y a de com­mun avec les mou­ve­ments étu­diants de 1968. Comme par­tout ailleurs, cette radi­ca­li­sa­tion est mar­quée par l’émergence d’une nou­velle extrême gauche, ou plu­tôt de nou­velles extrêmes gauches, maoïste, semi-maoïste, trots­kiste, etc. La fin des années 1960 et le début des années 1970 virent une mon­tée assez forte de ces nou­veaux mou­ve­ments. Dans cer­tains pays, ils par­vinrent à construire des orga­ni­sa­tions d’une cer­taine ampleur, mais il y aura échec au final dans la construc­tion d’une alter­na­tive. Certes la répres­sion y fut pour beau­coup dans cer­tains pays, mais les carences poli­tiques furent plus déterminantes.

Dans des pays aux condi­tions par­ti­cu­liè­re­ment ouvertes comme le Liban, ou en Jor­da­nie par­mi les Pales­ti­niens, la nou­velle gauche radi­cale, après avoir émer­gé en force, s’est ali­gnée der­rière les direc­tions natio­na­listes bour­geoises, que ce soit le Fatah de Yas­ser Ara­fat ou Kamal Joum­blatt, puis son fils Walid, au Liban. La nou­velle extrême gauche, qui avait jailli des rangs natio­na­listes ou com­mu­nistes, inflé­chit sa tra­jec­toire à par­tir du milieu des années 1970, renon­çant de fait à construire une alter­na­tive de classe, révo­lu­tion­naire, aux direc­tions bourgeoises.

Évi­dem­ment, pen­dant cette même période, la concur­rence va s’intensifier avec une autre consé­quence de ce qui fut per­çu en 1967 comme la faillite des régimes natio­na­listes : la mon­tée de l’in­té­grisme isla­mique, qui va connaître une pous­sée for­mi­dable avec la vic­toire de la révo­lu­tion en Iran en 1979. Conju­guée avec les carences de la gauche et de l’ex­trême gauche, la « révo­lu­tion isla­mique » ira­nienne va don­ner une cré­di­bi­li­té à la mou­vance poli­tique inté­griste. Cela va abou­tir à ce que, de façon crois­sante à par­tir des années 1980 et dans les décen­nies qui vont suivre, la contes­ta­tion de masse contre les régimes ou l’hégémonie occi­den­tale tom­be­ra sous l’hé­gé­mo­nie des mou­ve­ments intégristes.

S’a­joute à cela en 1990 – 91 le choc de la pre­mière guerre états-unienne contre l’I­rak, la pre­mière guerre amé­ri­caine du Golfe, et puis, bien sûr, la fin de l’URSS qui porte un coup très dur à la gauche dans la région, dont le réfé­rent était res­té de façon pré­do­mi­nante l’U­nion sovié­tique. La crise est très pro­fonde, et les années 1990 seront des années de déclin de tout ce qui res­semble à la gauche dans la région, tan­dis que les inté­gristes conti­nuent d’occuper le ter­rain que ce déclin de la gauche leur laisse d’autant plus ouvert pour la cap­ta­tion du poten­tiel de pro­tes­ta­tion populaire.

Dans ce contexte géné­ral, on voit les signes d’un nou­veau tour­nant se des­si­ner à par­tir des années 2000 avec une mon­tée des luttes sociales en consé­quence des trans­for­ma­tions néo­li­bé­rales dans l’en­semble de la région. Le tour­nant néo­li­bé­ral a com­men­cé assez tôt au Moyen-Orient, notam­ment en Égypte. Avant même qu’il ne se des­sine à l’é­chelle mon­diale, des orien­ta­tions dans cette direc­tion ont été impul­sées par les ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales en faveur du déman­tè­le­ment de l’é­co­no­mie éta­ti­sée avec, entre autres, créa­tion de zones franches indus­trielles et com­mer­ciales. Ces réformes éco­no­miques ont entraî­né une très forte infla­tion, qui sera le seul résul­tat du boom pétro­lier que connaî­tra la majo­ri­té des popu­la­tions de la région. La mon­tée des prix pèse­ra de plus en plus sur les niveaux de vie, mal­gré les expé­dients, comme l’é­mi­gra­tion et les rapa­trie­ments de salaire, qui en dimi­nuent l’effet.

Dans plu­sieurs pays de la région, une mon­tée des luttes sociales va pré­cé­der les mou­ve­ments d’au­jourd’­hui. Ceux-ci ne sont pas sur­pre­nants en eux-mêmes, mais plu­tôt par la forme et l’am­pleur qu’ils ont prises depuis décembre 2010. On s’attendait tou­te­fois à ce qu’il y ait des explo­sions popu­laires. Par exemple, la Tuni­sie et l’É­gypte sont des pays qui ont connu une mon­tée très forte des luttes sociales et poli­tiques au cours des der­nières années. Après quelques années de mon­tée de la contes­ta­tion poli­tique, l’Égypte a connu à par­tir de 2006 la plus impor­tante vague de grèves ouvrières de son his­toire. En Tuni­sie aus­si, il y a eu toute une série de luttes poli­tiques sociales dans les années 2000.

Cette mon­tée des luttes à l’é­chelle de la région a per­mis aus­si une petite pro­gres­sion de noyaux d’ex­trême gauche recons­ti­tués ou nou­vel­le­ment créés ici et là, mais sans que cela puisse affec­ter la domi­na­tion de l’in­té­grisme en tant que force d’opposition. Les luttes sociales ne sont pas le ter­rain tra­di­tion­nel des inté­gristes, mais la gauche ne les dirige pas non plus. C’est vrai­ment une impul­sion à par­tir de la base, sans pro­jet poli­tique, qui per­met quand même la créa­tion en Égypte de l’embryon d’un nou­veau mou­ve­ment syndical.

On per­çoit donc, dans les années 2000, les pré­mices d’un nou­veau tour­nant his­to­rique. J’ai affir­mé en 2009 que nous étions à la veille d’un tour­nant, mais celui-ci a été plus fort que ce que j’a­vais pu ima­gi­ner. Les sou­lè­ve­ments popu­laires ont débor­dé les inté­gristes – même dans un pays comme l’É­gypte où ils sont puis­sants – et ont sus­ci­té une conver­gence large sur des thèmes démo­cra­tiques dans l’op­po­si­tion com­mune au pou­voir dic­ta­to­rial, se com­bi­nant avec une dyna­mique sociale et des mou­ve­ments de grève. En Tuni­sie et en Égypte, le volet social et ouvrier des sou­lè­ve­ments a été très important.

Une occa­sion his­to­rique s’est offerte à ce moment-là, une nou­velle chance pour la gauche de se construire ou de se recons­truire dans des condi­tions pro­ba­ble­ment meilleures que ce qu’elle avait connu jus­qu’i­ci, parce qu’une lame de fond popu­laire sur des thèmes démo­cra­tiques et sociaux, c’est une situa­tion idéale pour des forces de gauche. Mais la gauche pâtit de beau­coup de pro­blèmes dans la région. Il y a celui de son mor­cel­le­ment en Tuni­sie et en Égypte et l’incapacité à construire une force en com­mun. Les forces de gauche n’ont pas de vision stra­té­gique de leur construc­tion, de la prio­ri­sa­tion de tel ou tel sec­teur de tra­vail. On sombre vite dans l’é­lec­to­ra­lisme le plus banal, ou alors dans des replis gau­chistes en attente de « la deuxième révolution ».

Il y a aus­si le pro­blème chro­nique d’une gauche qui – comme ce fut le cas his­to­ri­que­ment avec le mou­ve­ment com­mu­niste et aus­si, dans une moindre mesure, avec la nou­velle gauche après les années 1970 – n’est pas fidèle à sa propre iden­ti­té pro­gram­ma­tique et n’a pas le cou­rage de se battre sur des thèmes qui heurtent les inté­gristes, comme la laï­ci­té ou l’émancipation des femmes. Une grande par­tie de la gauche ne se bat pas sur ces thèmes-là sous des pré­textes divers : il ne faut pas « heur­ter les masses », il faut gar­der de bons rap­ports avec les inté­gristes, etc. Cette abdi­ca­tion ajoute à la fai­blesse de la gauche, là où il fal­lait au contraire, dans les condi­tions actuelles, plus que jamais déployer le dra­peau de son pro­gramme dans son inté­gra­li­té, sur­tout avec l’é­mer­gence d’une masse de jeunes qui se mobi­lisent pour la pre­mière fois, qui viennent à la poli­tique sur les thèmes de la démo­cra­tie, des liber­tés, de la jus­tice sociale et consti­tuent donc un ter­rain par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant pour une gauche qui ne met­trait pas son dra­peau dans sa poche.


Le Mou­ve­ment du 20 février à Casa­blan­ca : entre héri­tages et innovations

Mounia_Bennani-Chrai_bi.png Mou­nia Ben­na­ni-Chraï­bi : Depuis jan­vier 2011, on des­sine trop sou­vent le por­trait-robot sui­vant du révo­lu­tion­naire arabe : un jeune homme ou une jeune femme, apo­li­ti­sé ou cybe­rac­ti­viste, frus­tré socio-éco­no­mi­que­ment ou à l’inverse appar­te­nant à la classe moyenne mon­dia­li­sée, mais en tout cas né à la vie poli­tique aus­si rapi­de­ment qu’un cham­pi­gnon, ou du moins socia­li­sé dans une sorte de bulle vir­tuelle. La géné­ra­tion des cybe­rac­ti­vistes plus ou moins apo­li­ti­sés suc­cè­de­rait ain­si aux géné­ra­tions poli­tiques pré­cé­dentes : les natio­na­listes, les mar­xistes, les isla­mistes, les mili­tants de la socié­té civile, etc.

Autre­ment dit, une vision cyclique des pro­tes­ta­tions se dégage, oppo­sant un « avant » et un « après », « l’ancien » et le « nou­veau », don­nant l’illusion d’un enchaî­ne­ment suc­ces­sif de géné­ra­tions mili­tantes dis­tinctes, les unes chas­sant les autres. Cela revient à igno­rer la varié­té des ren­contres pos­sibles avec le poli­tique au sein de chaque géné­ra­tion. Cela revient à occul­ter les phé­no­mènes de latence et de recon­ver­sion des enga­ge­ments, les contin­gences de la cir­cu­la­tion des expé­riences, et le poids des mul­ti positionnements.

À par­tir de l’exemple la coor­di­na­tion de Casa­blan­ca, je sou­haite mon­trer que le Mou­ve­ment du 20 février véhi­cule des inno­va­tions, tout en s’enracinant dans l’histoire pro­tes­ta­taire maro­caine. Pour la pre­mière fois au Maroc, des acteurs qui entre­tiennent des rap­ports très dif­fé­rents au poli­tique (gauche, isla­mistes, acteurs asso­cia­tifs, « apo­li­ti­sés ») se sont ras­sem­blés autour d’une cause à la fois « poli­tique » et « sociale », qui ne relève pas uni­que­ment du sec­to­riel ou de l’identitaire (la cause pales­ti­nienne). Je vou­drai atti­rer l’attention sur les conti­nui­tés der­rière les dis­con­ti­nui­tés. Pour illus­trer mon pro­pos, je me base­rai sur des mes enquêtes de ter­rain en cours. Je ferai d’abord quelques arrêts sur son et image, avant de pré­sen­ter deux par­cours et de resi­tuer briè­ve­ment ce mou­ve­ment dans une historicité.

Pre­mier arrêt sur image.

La marche de Casa­blan­ca du 24 avril 2011 donne à voir un mou­ve­ment orga­ni­sé et dis­ci­pli­né. Lieux et heures de démar­rage puis de dis­per­sion sont fixés à l’avance. Cor­don de sécu­ri­té, ser­vice d’ordre, véhi­cules sono­ri­sés per­met­tant une rela­tive uni­fi­ca­tion des slo­gans attestent de l’accumulation de savoir-faire mani­fes­tants. Jus­qu’à 2h du matin, la veille de la marche, le comi­té orga­ni­sa­tion­nel a véri­fié une à une toutes les ban­de­roles « offi­cielles » du mou­ve­ment. Mais, en juillet, j’ai pu consta­té que cette orga­ni­sa­tion a été momen­ta­né­ment bou­le­ver­sée par la répression.

Deuxième arrêt sur image.

Par­cou­rons quelque pho­tos prises le 24 avril : des bar­bus et des voi­lées, mais aus­si des jeunes dont le look témoigne de leur atta­che­ment à une cause (écharpe pales­ti­nienne), à un per­son­nage poli­tique (T‑shirts à l’effigie de Che Gue­va­ra), à un mou­ve­ment cultu­rel (« black metal », « hip-hop », etc.).

Et Face­book bien sûr…

L’univers des jeunes de la coor­di­na­tion de Casa­blan­ca trans­pa­raît éga­le­ment dans Face­book à tra­vers les infor­ma­tions qu’ils livrent sur eux-mêmes. Dans leur pan­théon, coha­bitent Marx, Che Gue­va­ra, Ben Bar­ka, Gand­hi, Has­san el Ban­na, fon­da­teur des Frères musul­mans. Et côté musique, il arrive que dans le même pro­fil les Beatles côtoient Sami Yusuf, le chan­teur bri­tan­nique d’origine azé­rie chantre du « mes­sage d’amour et de misé­ri­corde » de l’islam.

Extraits de bandes audio.

Le mou­ve­ment du 20 février est par­ti­cu­liè­re­ment inven­tif en matière de slo­gans, il n’en puise pas moins dans plu­sieurs réper­toires. Les chants des révo­lu­tion­naires tuni­siens, égyp­tiens, syriens sont réap­pro­priés. L’empreinte des héri­tages pro­tes­ta­taires des géné­ra­tions mili­tantes pré­cé­dentes reste indé­lé­bile : écho ou rem­ploi des slo­gans de la lutte pour l’indépendance, de la résis­tance pales­ti­nienne (années 1970), de la mou­vance de gauche et des droits humains, du mou­ve­ment des diplô­més-chô­meurs (dès 1991), de la coor­di­na­tion de lutte contre la hausse des prix (2007 – 2009), etc.

Quelques par­cours politiques.

Dans les foules mani­fes­tantes, les nou­veaux entrants côtoient des mili­tants de vieille date, de gauche, d’ex­trême gauche, isla­mistes. Par­mi eux, cer­tains militent dans des orga­ni­sa­tions poli­tiques, d’autres sont mul­ti posi­tion­nés (orga­ni­sa­tions syn­di­cales, poli­tiques, asso­cia­tives), d’autres encore ont déser­té la scène poli­tique ins­ti­tuée pour s’investir tota­le­ment dans l’espace associatif.

Deux exemples per­mettent de mon­trer que la connexion entre « jeunes » et « anciens » ne se réduit pas au seul fait de mani­fes­ter ensemble.

Des effets de socia­li­sa­tion poli­tique trans­pa­raissent de la manière dont Sou­mia, âgée de 23 ans, anime un ate­lier de dis­cus­sion orga­ni­sé par la coor­di­na­tion de Casa­blan­ca. Pen­dant six heures, elle gère un groupe d’une soixan­taine de per­sonnes, hété­ro­gènes de par leur âge, leurs idéo­lo­gies, leurs rap­ports au poli­tique, etc. Après avoir fait voter les règles du jeu de l’atelier, elle par­vient à impo­ser leur res­pect avec sang froid, humour et fermeté.

Sou­mia n’a pas appris ces tech­niques d’animation ins­pi­rées par le mou­ve­ment d’éducation popu­laire pen­dant ses études en com­mu­ni­ca­tion. Elle consi­dère avoir été ini­tiée au sein de son par­ti, une orga­ni­sa­tion de la gauche radi­cale. Lycéenne, son inté­rêt pour la poli­tique est éveillé par un pro­fes­seur de gauche. A l’université, ses amis militent dans un par­ti de la gauche radi­cale. Très vite, elle adhère au par­ti. Dans le même mou­ve­ment, elle devient membre de l’As­so­cia­tion maro­caine des droits de l’Homme (AMDH) et du Réseau des asso­cia­tions de quar­tier du grand Casa­blan­ca (RESAQ), fon­dé par un ancien déte­nu d’extrême gauche.

Quant à Souad, âgée de 22 ans, elle se pré­sente comme « indé­pen­dante » à l’instar de bien d’autres jeunes. Ses inter­ven­tions orales tra­hissent pour­tant un haut degré de « sophis­ti­ca­tion poli­tique » et de tech­ni­ci­té dans l’a­ni­ma­tion de la discussion.

Fille d’un agent des forces de l’ordre, son inté­rêt pour l’espace public est sti­mu­lé en 2006. Une asso­cia­tion de quar­tier, membre du RESAQ, a pro­po­sé au direc­teur du lycée un ate­lier de dis­cus­sion avec les lycéens sur la réforme du code du sta­tut per­son­nel. La demande est agréée. Suite à cet évé­ne­ment, les membres de l’association sélec­tionnent des élèves, ceux qui ont le plus par­ti­ci­pé, pour les invi­ter à un autre ate­lier. Souad fait par­tie du lot. Peu à peu, elle prend goût aux acti­vi­tés de l’association à laquelle elle finit par adhé­rer. Elle béné­fi­cie de nom­breuses for­ma­tions : « édu­ca­tion popu­laire », « approche par­ti­ci­pa­tive », « action de proxi­mi­té », « ani­ma­tion de groupe »… A son tour, elle est sol­li­ci­tée pour don­ner des for­ma­tions à des acteurs associatifs.

Un enra­ci­ne­ment dans l’histoire pro­tes­ta­taire marocaine

Obser­va­tion des marches, écoute des slo­gans, exa­men de quelques par­cours montrent que tout en consti­tuant un nou­veau seuil dans l’histoire pro­tes­ta­taire maro­caine, le Mou­ve­ment du 20 février s’inscrit clai­re­ment dans un champ poli­tique recon­fi­gu­ré par les luttes des géné­ra­tions mili­tantes pré­cé­dentes. Au Maroc, l’autoritarisme s’est suf­fi­sam­ment libé­ra­li­sé pour favo­ri­ser l’éclosion de tri­bunes média­tiques natio­nales, la den­si­fi­ca­tion du tis­su asso­cia­tif, la démul­ti­pli­ca­tion des mou­ve­ments sociaux. Dans ce contexte, des oppor­tu­ni­tés de par­ti­ci­pa­tion se sont ouvertes pour l’ensemble des géné­ra­tions en pré­sence, pro­dui­sant ain­si les condi­tions d’une trans­mis­sion inter­gé­né­ra­tion­nelle des expé­riences et de savoir-faire mili­tants réin­ven­tés. Au-delà des dis­cours de dis­qua­li­fi­ca­tion sur le « détour­ne­ment » ou la « récu­pé­ra­tion », le Mou­ve­ment du 20 février reflète, sous divers aspects, les accu­mu­la­tions engran­gées dans une plu­ra­li­té de lieux, estam­pillés « poli­tiques » ou non. Il rap­pelle, de même, d’autres ten­ta­tives de sur­mon­ter la frag­men­ta­tion du champ poli­tique marocain.

Eté 1991, pour la pre­mière fois, des jeunes diplô­més chô­meurs sans appar­te­nance poli­tique, isla­mistes, de gauche et d’extrême gauche renoncent à s’affronter au sujet de leurs convic­tions reli­gieuses ou de leur posi­tion par rap­port au Saha­ra pour défendre leur droit au travail.

À leur tour, des causes « arabes » ou « isla­miques » favo­risent des col­la­bo­ra­tions trans­cen­dant les cli­vages idéo­lo­giques. Voir les grandes mani­fes­ta­tions de sou­tien à la Pales­tine, à l’Irak, au Liban (1991, 2002, 2003, 2004, 2006, etc.)

Une autre filia­tion se des­sine du côté des expé­ri­men­ta­tions du poli­tique autre­ment, fruits des rêves révo­lu­tion­naires des années 1960 et 1970. Depuis les années 1990, on assiste à une pro­li­fé­ra­tion de causes sec­to­rielles plus ou moins « apolitisées ».

Le carac­tère émiet­té de ces mobi­li­sa­tions, l’adoption par l’Etat de la nou­velle ortho­doxie inter­na­tio­nale en matière de déve­lop­pe­ment et de « style par­ti­ci­pa­tif » ont conduit à pen­ser qu’après avoir désa­mor­cé le champ poli­tique, la monar­chie est par­ve­nue à appri­voi­ser la sphère asso­cia­tive. Or, dans un pro­ces­sus d’accélération, des actions et des réseaux à la fois épar­pillés et « apo­li­ti­sés » sont sus­cep­tibles de s’agréger et de se « poli­ti­ser » par la marge. Si les révo­lu­tions tuni­sienne et égyp­tienne ont pro­vo­qué un déclic, contri­buant à élar­gir les hori­zons du pen­sable et du fai­sable, le Mou­ve­ment du 20 février n’en puise pas moins ses racines dans toutes sortes d’expériences mili­tantes plus ou moins « politiques ».

Les « jeunes » du Mou­ve­ment du 20 février seraient-ils les héri­tiers des « jeunes » des années 1960 et des années 1970 ? En tout état de cause, leur enga­ge­ment n’est pas le fruit d’une « imma­cu­lée concep­tion ». Et, quelque soit l’avenir de cette mobi­li­sa­tion, un nou­veau seuil est franchi.


De la gauche aux ONG ? Par­cours mili­tants et évo­lu­tion des modes d’action

Pe_ne_lope_Larzillie_re.png Péné­lope Lar­zillière : Je vais d’a­bord reve­nir sur cette repré­sen­ta­tion assez cou­rante : que les révoltes arabes sont des mou­ve­ments spon­ta­nés por­tés par une jeu­nesse bran­chée s’ap­puyant essen­tiel­le­ment sur les médias sociaux.

Par rap­port à cela, trois remarques :

La pre­mière, sur la place de la jeu­nesse. Les jeunes, c’est qui ? Est-ce que c’est tous les jeunes entre 17 et 25 ans ? Est-ce qu’on peut par­ler d’une uni­té poli­tique de la jeu­nesse ? Non. Il n’y a pas d’u­ni­té géné­ra­tion­nelle actuel­le­ment dans le monde arabe, comme il n’y en a pas ailleurs dans le monde. Ils viennent de milieux sociaux dif­fé­rents, de contextes dif­fé­rents, ils ont des lignes poli­tiques différentes.

Deuxième point sur la place des médias sociaux. Cette place a été lar­ge­ment sur­éva­luée. Les médias sociaux, cela reste un outil. Cela ne pré­juge pas des idées qui sont véhi­cu­lées par ces médias L’usage des médias sociaux ne condi­tionnent pas un cer­tain posi­tion­ne­ment poli­tique : En gros, ce qui se dit actuel­le­ment : mili­tan­tisme par­ti­ci­pa­tif spon­ta­né sans lea­der, sym­pa­thies occi­den­tales, paci­fisme, etc. En fait, ils sont lar­ge­ment uti­li­sés par les isla­mistes aussi.

D’autre part, les rap­ports de force qui se sont ins­tau­rés avec les dif­fé­rents régimes se sont ins­tau­rés aus­si, voire sur­tout, dans la rue avec des modes de mobi­li­sa­tion très clas­siques : mani­fes­ta­tions, grèves aus­si qui ont joué un rôle central.

Le der­nier point : des mou­ve­ments spon­ta­nés ? Les étin­celles de départ du mou­ve­ment sont effec­ti­ve­ment venues de nou­veaux acteurs. Ce n’é­tait pas les orga­ni­sa­tions clas­siques syn­di­cales, ce n’é­tait pas les par­tis. Effec­ti­ve­ment plu­tôt des jeunes, plu­tôt des étu­diants, en tout cas pour ce qui concerne la Jor­da­nie. Mais ces jeunes n’é­taient pas des jeunes désen­ga­gés. ils étaient déjà dans des réseaux asso­cia­tifs, dans des enga­ge­ments sociaux et culturels.

Par contre l’am­pleur des mou­ve­ments et la péren­ni­sa­tion de ces mou­ve­ments ont résul­té de l’en­ga­ge­ment de ces fameuses orga­ni­sa­tions syn­di­cales, de ces par­tis, donc de toutes les orga­ni­sa­tions poli­tiques clas­siques, isla­mistes com­pris et très pré­sents. Ce sont ces orga­ni­sa­tions clas­siques qui ont appor­té des capa­ci­tés mobi­li­sa­trices sans pré­cé­dent et des com­pé­tences mili­tantes, sur­tout en termes d’or­ga­ni­sa­tion et de for­mu­la­tion des reven­di­ca­tions. Le deuxième temps des mobi­li­sa­tions, c’est tout le mili­tan­tisme clas­sique qui entre en jeu, et c’est là qu’on retrouve les mili­tants de la gauche.

Je vais vous pré­sen­ter trois par­cours de mili­tants de gauche en Jor­da­nie, après vous avoir don­né un élé­ment de contexte à pro­pos de ce pays.

En Jor­da­nie tous les par­tis poli­tiques sont inter­dits jus­qu’en 92, sauf les Frères musul­mans. En 89 s’o­père une sorte d’ou­ver­ture démo­cra­tique qui est sou­vent appe­lée démo­cra­ti­sa­tion para­doxale où démo­cra­ti­sa­tion défen­sive. Le roi Hus­sein orga­nise des élec­tions, met en place des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, mais c’est essen­tiel­le­ment une façade démo­cra­tique sans véri­table marge de manœuvre pour ces ins­ti­tu­tions. Par contre cela change quand même la vie des mili­tants qui peuvent sor­tir de la clandestinité.

J’en viens aux parcours :

Pre­mier par­cours, celui d’Ah­med qui est issu d’une famille de pay­sans pauvres et anal­pha­bètes dans un petit vil­lage jor­da­nien. Dans sa région, il y a un centre pour les jeunes offi­cieu­se­ment finan­cé par les com­mu­nistes. C’est là que com­mence son enga­ge­ment. Il part à l’u­ni­ver­si­té ou il adhère, secrè­te­ment au PC. Et là com­mence pour lui une période de mili­tan­tisme semi clan­des­tin. Offi­ciel­le­ment les mili­tants sont inter­dits et clan­des­tins, mais en fait entre la dense socia­li­sa­tion de la petite socié­té jor­da­nienne et l’om­ni­pré­sence des ser­vices de sécu­ri­té, les appar­te­nances mili­tantes des uns et des autres sont connues très rapi­de­ment. Pour les mili­tants, il faut sur­tout qu’ils ne soient pris avec des docu­ments, et qu’ils ne recon­naissent pas leur appar­te­nance lors des inter­ro­ga­toires, mais ils sont de toute façon répri­més et connaissent des périodes d’emprisonnement de quelques mois à deux ans, ce qui est le cas d’Ahmed. Mais par contre, s’ils recon­naissent cette appar­te­nance il y a une loi spé­ci­fique contre les com­mu­nistes et ils risquent 15 ans de prison.

Ahmed est ensei­gnant d’an­glais dans le ser­vice public ; il perd son tra­vail parce qu’il est com­mu­niste. Pen­dant toute cette période l’am­pleur de la répres­sion à son encontre ne fait pas fai­blir son enga­ge­ment et il devient cadre régio­nal du par­ti com­mu­niste. Cepen­dant en 96, un cer­tain temps après l’ou­ver­ture démo­cra­tique, il y a des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion qui appa­raissent en Jor­da­nie et là Ahmed, dans sa posi­tion de cadre, se trouve pris en porte-à-faux entre la direc­tion du PC qui est sou­mise à des pres­sions directes de la monar­chie et qui essaye plu­tôt de cal­mer le jeu, et les mili­tants com­mu­nistes locaux qui sont plu­tôt lea­ders dans les mani­fes­ta­tions. Il fait l’ob­jet d’une énième arres­ta­tion pré­ven­tive sur le mode : on sait que tu n’as rien fait, mais si on t’a­vait lais­sé dehors sûre­ment tu aurais fait quelque chose.

Quand il est remis en liber­té, il prend un tra­vail de tra­duc­teur dans une asso­cia­tion inter­na­tio­nale en faveur des droits de l’Homme et il quitte le PC. Ce par­cours s’ins­crit dans le mou­ve­ment géné­ral après la chute de l’URSS, la fin du finan­ce­ment pour le PC et une perte d’in­fluence de la gauche. Mais ce qui joue très for­te­ment pour les mili­tants en Jor­da­nie, c’est para­doxa­le­ment cette fameuse démo­cra­ti­sa­tion défen­sive, le fait que la sor­tie de la clan­des­ti­ni­té n’a pas un effet posi­tif sur l’en­ga­ge­ment des mili­tants com­mu­nistes, parce qu’elle met au grand jour les fai­blesses de l’or­ga­ni­sa­tion et le manque de sou­tien social.

Ce manque de sou­tien social, ils l’ont déjà vécu avant, notam­ment à tra­vers les accu­sa­tions sur leur rap­port aux reli­gieux, les accu­sa­tions les taxant d’im­pies. Mais ce manque de sou­tien social était com­pen­sé par une sorte d’entre soi com­mu­niste, une socia­li­sa­tion com­mu­niste qui est aus­si une socia­li­sa­tion pro­fes­sion­nelle. À par­tir du moment où cet entre soi se dis­sout du fait des divi­sions com­mu­nistes, eh bien il n’y a plus cette compensation.

D’autre part, Ahmed éprouve les dés­illu­sions de la façade démo­cra­tique. Il a cru au nou­veau réper­toire d’ac­tion qui s’ouvre, il se pré­sente deux fois aux élec­tions, mais il est dés­illu­sion­né à deux niveaux : il conti­nue à subir des pres­sions du régime et sur­tout une mul­ti­tude de pro­cé­dures, entre tru­cage des élec­tions, lois qui favo­risent le vote tri­bal, limitent fina­le­ment la por­tée de ces élec­tions. La dés­illu­sion prin­ci­pale pour lui, c’est la réac­tion des élec­teurs. Il a un pro­gramme de jus­tice sociale et on lui répond le chô­mage en géné­ral, ça ne nous inté­resse pas. Nous, ce qu’on veut, c’est trou­ver un tra­vail à nos fils. Pour­quoi disent-ils cela les élec­teurs ? Tout sim­ple­ment parce qu’ils per­çoivent très bien la fai­blesse poli­tique du par­le­ment. Les élec­tions ont alors un autre type d’en­jeu : les dépu­tés sont inté­grés dans le sys­tème de redis­tri­bu­tion néo patri­mo­nial et il y a un enjeu de patro­nage et de clien­té­lisme électoral.

Dans ce contexte, la recon­ver­sion des mili­tants dans l’as­so­cia­tif de plai­doyer en faveur des droits de l’Homme, per­met de retrou­ver un sou­tien inter­na­tio­nal indis­pen­sable face à l’isolement poli­tique. C’est aus­si une recon­ver­sion pro­fes­sion­nelle, et là on peut géné­ra­li­ser : il y a un véri­table mar­ché pour les anciens mili­tants de la gauche dans l’as­so­cia­tif de plai­doyer et les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, ce qui per­met à Ahmed d’être tra­duc­teur alors qu’il a per­du son tra­vail d’en­sei­gnant. Par contre, cette migra­tion des mili­tants de la gauche vers l’as­so­cia­tif et les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, ne leur per­met pas de retrou­ver un ancrage natio­nal. Les élites de ce sec­teur sont sou­vent per­çues comme externes, et elles ont beau­coup de mal à mettre en avant des réfé­rences qui auraient une authen­ti­ci­té locale, ce qui leur est ren­voyé par les isla­mistes. Ils sont notam­ment accu­sés de ne plus mettre en avant les thèmes de la lutte pales­ti­nienne ou de l’u­ni­té arabe.

D’autre part, la mise en avant de l’a­gen­da droits de l’Homme peut aus­si poser pro­blème du fait de la dépo­li­ti­sa­tion qu’il engendre. Etre défi­ni comme une vic­time des vio­la­tions des droits de l’Homme, ce n’est pas la même chose que d’être défi­ni comme un oppo­sant poli­tique avec un pro­gramme d’op­po­si­tion et les oppo­sants n’ac­ceptent pas tou­jours cette redéfinition.

Lors­qu’il s’a­git des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, les accu­sa­tions de tra­hi­son ou de sou­tien vis-à-vis de l’im­pé­ria­lisme sont ren­for­cées par la modi­fi­ca­tion, actuel­le­ment, du conte­nu des pro­grammes de déve­lop­pe­ment de ces orga­ni­sa­tions, sous la forme d’a­gen­das qui deviennent de plus en plus cultu­rels. Par exemple, ce n’est pas seule­ment sou­te­nir la pro­duc­tion agri­cole dans un pays, mais c’est la volon­té de chan­ger les valeurs, les com­por­te­ments de ces socié­tés. Il s’agit d’une radi­ca­li­sa­tion de l’aide et du déve­lop­pe­ment et d’une l’aug­men­ta­tion de l’in­tru­sion des poli­tiques inter­na­tio­nales dans ces sociétés.

Rapi­de­ment, un deuxième par­cours, celui de Kha­led, qui est aus­si un mili­tant com­mu­niste. Lui a quit­té le par­ti com­mu­niste et a fon­dé un forum social. L’ob­jec­tif est d’in­fluer sur la poli­tique gou­ver­ne­men­tale jor­da­nienne par l’ex­per­tise. Il s’a­git ici d’une évo­lu­tion du réper­toire de l’ac­tion mili­tante vers l’ex­per­tise. Le deuxième objec­tif, c’est d’es­sayer de recru­ter des jeunes, c’est la ques­tion du renou­vel­le­ment géné­ra­tion­nel, par des mobi­li­sa­tions ad hoc, des cam­pagnes ponc­tuelles. L’in­té­rêt de ce type de forum face un régime répres­sif, c’est qu’il per­met des mobi­li­sa­tions beau­coup plus souples, et que les mili­tants ne sont pas encar­tés. Cela donne moins prise à la répres­sion. Mais de fait, Kha­led se trouve pris dans le cli­vage jor­da­nien / pales­ti­nien qui reste très impor­tant, et est uti­li­sé et construit par la monar­chie. Il ne recrute que des jor­da­niens dans son forum. Ce cli­vage tra­verse toute l’opposition jor­da­nienne et empêche son uni­fi­ca­tion, il est pré­sent dans les mobi­li­sa­tions actuelles.

Je ter­mine par un der­nier par­cours, celui d’A­li. Lui est pas­sé par la gauche du Fatah qu’il a quit­té après les accords d’Os­lo. Il ne veut pas ren­trer dans un par­ti poli­tique parce qu’il trouve que les par­tis poli­tiques jor­da­niens sont trop proches du gou­ver­ne­ment. Il s’in­ves­tit dans les syn­di­cats professionnels.

Les syn­di­cats pro­fes­sion­nels en Jor­da­nie se sont véri­ta­ble­ment construits comme des arènes poli­tiques alter­na­tives face à la fai­blesse des par­tis. Mais ces syn­di­cats pro­fes­sion­nels sont des ordres pro­fes­sion­nels qui concernent les pro­fes­sions diplô­mées, et l’adhé­sion y est obli­ga­toire, pour exer­cer la pro­fes­sion d’in­gé­nieur par exemple. Cela signi­fie que dans le même syn­di­cat vous avez des chefs d’en­tre­prise et des sala­riés, ce qui a pour effet d’empêcher des mobi­li­sa­tions de classe. Un oppo­sant poli­tique recon­nu pour ses posi­tion­ne­ments sur la cause pales­ti­nienne peut très bien perdre en légi­ti­mi­té parce qu’il est en même temps un chef d’en­tre­prise à la ges­tion sociale décriée par exemple.

Pour conclure, je dirais que le lien s’est fait entre les nou­velles mobi­li­sa­tions et ces mili­tants-là. Mais le pro­blème de ces mili­tants de gauche, c’est de trou­ver des réfé­rences anti-hégé­mo­niques qui fassent sens loca­le­ment. L’option la plus évi­dente et qu’ils uti­lisent : le pas­sage à la réfé­rence aux droits de l’Homme, leur paraît limi­tée. Donc il y a vrai­ment une recherche ou une ambi­guï­té à ce niveau là, avec une bipo­la­ri­sa­tion du champ entre isla­misme et droits de l’Homme.

La capa­ci­té mobi­li­sa­trice prin­ci­pale reste celle des isla­mistes, mais on voit aus­si une évo­lu­tion des agen­das isla­mistes, pous­sée aus­si par d’autres com­po­santes des mobi­li­sa­tions et une cer­taine influence de ces mili­tants. Ain­si en Jor­da­nie, les isla­mistes tendent à prendre une pos­ture plus reven­di­ca­trice qu’auparavant face au régime et à quit­ter leur sta­tut « d’opposition intégrée ».


Les gauches égyp­tiennes et le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire égyp­tien (2011)

Didier_Monciaud.png Didier Mon­ciaud : Je vais vous pro­po­ser d’a­bord quelques réflexions sur la révo­lu­tion égyp­tienne, puis un pano­ra­ma des gauches en Égypte.

La gauche en Égypte, cela a sou­vent été un non-objet, aus­si bien au niveau de la recherche qu’au niveau des milieux mili­tants en France, cela n’a jamais été un grand centre d’in­té­rêt. Puis sur­vient la révo­lu­tion. Ce qui est très impres­sion­nant, c’est que ce qui se passe est quand même his­to­rique et pour­tant beau­coup de gens, dans les milieux de gauche, soit sont entrés dans la théo­rie du com­plot sur le mode : c’est un plan des Amé­ri­cains…, soit ont dit très vite, au mois de mai : c’est fini, c’est ter­mi­né, on range.

En réa­li­té, on voit très bien que ce n’est pas ter­mi­né : les élec­tions par­le­men­taires vont avoir lieu fin novembre, plus tard les pré­si­den­tielles. La socié­té est vrai­ment ébran­lée. Il y a un bouillon­ne­ment géné­ra­li­sé. Évi­dem­ment, il y avait des choses qui avaient com­men­cé avant, ce n’est pas venu de zéro. Les années 2000 ont été une période déci­sive avec les luttes ouvrières, avec les mobi­li­sa­tions poli­tiques et puis, sur­tout, il y a eu une cas­sure. Jus­qu’à la fin des années 90 les gens étaient plu­tôt dans un dis­cours offi­ciel, patrio­tique, puis avec les mobi­li­sa­tions sur la Pales­tine en 2001, sur l’I­rak en 2003, les ten­ta­tives pour créer l’u­ni­té dans les mou­ve­ments anti-mon­dia­li­sa­tion. Les gens dans la rue cri­ti­quaient ouver­te­ment les choses, ce qu’ils n’au­raient pas fait avant. On voyait bien que ça changeait.

Mais l’é­chelle, aujourd’­hui, c’est tout autre chose. La poli­ti­sa­tion, les débats, la culture, les graf­fi­tis, les tags, les fresques murales, le rap en dia­lecte égyp­tien, le théâtre de rue… Il se passe plein de choses. .Par exemple des étu­diants qui vont mani­fes­ter devant le bureau du doyen de la facul­té en lui disant : dégage, dehors, dehors, dehors… Ce n’é­tait pas pos­sible avant. Il y a du nou­veau, il y a de l’an­cien. Ce qui est impres­sion­nant, c’est dans les par­cours indi­vi­duels : des gens qui étaient plu­tôt révo­lu­tion­naires de café, comme on dit au Caire, c’est-à-dire qui refai­saient le monde entre trois chi­chas et deux thés à la menthe, qui se remettent à faire des choses. Des gens qui ne vou­laient faire que de l’O.N.G. et qui se remettent à s’ins­crire à un par­ti poli­tique. Ou bien des gens qui étaient loya­listes, patriotes, cer­tains avaient été plu­tôt contents de l’ar­ri­vée de Mou­ba­rak après Sadate, et qui se mettent à dia­bo­li­ser Mou­ba­rak. Et tous ces jeunes qui jusque-là n’é­taient pas for­cé­ment dans des acti­vi­tés par­ti­sanes, et qui se sont mobilisés.

Si on refait l’his­toire, évi­dem­ment que les Amé­ri­cains ont pu faire des pres­sions sur l’ar­mée égyp­tienne. Évi­dem­ment qu’il s’est pas­sé des choses entre le jeu­di soir quand le pré­sident dit qu’il va res­ter, qu’il joue le bras de fer et quand le len­de­main après-midi il part à Charm El Cheikh, évin­cé. Mais le fac­teur social a été extrê­me­ment impor­tant. La révo­lu­tion actuelle ne se serait pas pro­duite s’il n’y avait pas eu dans le pays une vague de grèves énorme, des pro­tes­ta­tions et des résis­tances sociales de formes variées. Les mobi­li­sa­tions en pro­vince ont été spec­ta­cu­laires. A Suez, l’É­tat avait dis­pa­ru. A Alexan­drie, ça a été d’une grande vio­lence contre les com­mis­sa­riats, les sièges des gou­ver­no­rats, du par­ti natio­nal, etc. Et dans les villes de pro­vince, les petites villes aussi.

Sur la ques­tion syn­di­cale : il y a eu des luttes sociales très impor­tantes et l’affirmation d’un cou­rant syn­di­ca­liste indé­pen­dant. Aupa­ra­vant, le débat por­tait sur le plu­ra­lisme syn­di­cal, sur la volon­té de sor­tir du syn­di­ca­lisme offi­ciel et de créer de nou­veaux syn­di­cats. Il y avait le comi­té de coor­di­na­tion syn­di­cale qui regrou­pait une fois par mois entre cin­quante et 100 syn­di­ca­listes de tout le ter­ri­toire, avec des sen­si­bi­li­tés assez diverses, une forte pré­sence de gauche mais aus­si des natio­na­listes et quelques isla­mistes. Et c’é­tait très actif et très concret. La fédé­ra­tion syn­di­cale indé­pen­dante s’est créée. Ils disent qu’ils ont 1 450 000 membres. On peut peut-être se poser une petite ques­tion sur la véra­ci­té des chiffres. Il y a en tout cas quatre-vingt-sept syn­di­cats. Cela com­porte des syn­di­cats comme le syn­di­cat des col­lec­teurs d’im­pôts, qui est un vrai syn­di­cat qui a au moins 30 000 membres, qui a mené une lutte très dure il y a quelques années pour sa recon­nais­sance, et des embryons de syn­di­cats. Chez les ins­ti­tu­teurs, c’est assez fort. Dans d’autres endroits, c’est inégal.

Alors les gauches en Égypte actuellement :

On a d’a­bord le Taga­mou’ (ras­sem­ble­ment), le par­ti légal de gauche qui est issu de l’ex­pé­rience plu­ra­liste légale et qui est en crise. L’aile majo­ri­taire avec son pré­sident avaient pris posi­tion contre les mani­fes­ta­tions par anti-isla­misme. Il est tra­ver­sé par de vives ten­sions. Beau­coup de gens l’ont quit­té. Son congrès est un enjeu. Ils se sont bat­tus récem­ment à coups de gaz lacry­mo­gènes pour les élec­tions internes.

Il y a le par­ti com­mu­niste égyp­tien qui a tou­jours exis­té. Il s’est recons­ti­tué dans les années 70. Petit et faible, il pos­sède des mili­tants syn­di­ca­listes et compte aus­si des jeunes de 20 – 30 ans. Il dis­pose d’un centre qui orga­nise des réunions qui ras­semblent une soixan­taine de participants.

Il y a un autre cou­rant qui s’est créé dans les années 90 et qui s’est appe­lé socia­lisme révo­lu­tion­naire. Ce sont des jeunes et des moins jeunes qui se sont gref­fés sur le cou­rant lié au SWP anglais. C’est un cou­rant trots­kiste qui s’est divi­sé, réuni­fié, redi­vi­sé. Il a deux branches, une appe­lée socia­listes révo­lu­tion­naires qui a lan­cé un par­ti ouvrier démo­cra­tique, assez ouvert, autour de son prin­ci­pal diri­geant assez connu Kamal Kha­lil, un ancien diri­geant estu­dian­tin des années 70. L’autre cou­rant s’appelle le Renou­veau socia­liste qui défend l’idée d’un par­ti large.

S’est consti­tué l’al­liance popu­laire socia­liste. C’est un regrou­pe­ment très large d’an­ciens mili­tants de Taga­mou’, d’anciens qui avaient arrê­té de mili­ter à par­tir de la fin des années 80, suite au déli­te­ment des orga­ni­sa­tions de la gauche radi­cale qui regrou­pait le par­ti com­mu­niste ouvrier, le par­ti com­mu­niste du 8 jan­vier, le par­ti com­mu­niste du congrès, le groupe El Matraqa…

Ces mili­tants là ont sou­vent été à l’o­ri­gine, après 89 avec le lan­ce­ment de la ligue des droits de l’Homme, de beau­coup d’O.N.G. de droits de l’homme, ils avaient alors arrê­té de mili­ter pour se consa­crer à cette acti­vi­té. Dès O.N.G. de ce type, il y en a un très grand nombre. Un débat sen­sible a exis­té autour des finan­ce­ments étran­gers. Ce n’est pas une simple ques­tion de patrio­tisme chau­vin mais ren­voie à l’im­pact cor­rup­teur que peut avoir un finan­ce­ment étran­ger sur les béné­fi­ciaires. C’est pour cela que cer­tains ont fait le choix de refu­ser les finan­ce­ments étran­gers au risque de ne pas pou­voir péren­ni­ser leur O.N.G.

Il y a aus­si le par­ti socia­liste égyp­tien consti­tué aus­si de beau­coup d’an­ciens des années 70. Le prin­ci­pal diri­geant c’est Ahmed Baha Cha’ban, actif depuis les années 70 puis ensuite dans le mou­ve­ment de Kefaya (ça suf­fit), très impli­qué sur la Palestine.

Un par­ti social-démo­crate égyp­tien s’est créé. C’est peut-être la plus grosse des orga­ni­sa­tions de gauche, il est très modé­ré. Son prin­ci­pal diri­geant est un pro­fes­seur de méde­cine très res­pec­té, actif dans le mou­ve­ment du 9 mars pour l’in­dé­pen­dance de l’u­ni­ver­si­té, qui a écrit il y a quelques années un très beau livre sur les juifs d’É­gypte, ce qui était assez courageux.

Les nas­sé­riens sont aus­si dans la gauche, ils sont cepen­dant très divi­sés, très éclatés.

Tous ces mou­ve­ments-là res­tent quand même assez res­treints et très divi­sés. Le front des forces socia­listes qui regroupe dif­fé­rentes forces de gauche a été créé. Ensuite il y a eu la créa­tion du bloc égyp­tien. En pers­pec­tive des élec­tions, plu­sieurs alliances ont été constituées.

Pour conclure, l’un des prin­ci­paux enjeux pour la gauche ren­voie aux jonc­tions entre les géné­ra­tions. Entre les anciens qui ont du mal à dis­cu­ter avec les jeunes et les jeunes qui veulent faire table rase … ça ne se passe pas tou­jours si bien que ça… Pour les gauches d’au­jourd’­hui, la révo­lu­tion a pro­vo­qué un phé­no­mène de recom­po­si­tion énorme, qui est très fra­gile et très com­plexe. Il y a aus­si la ques­tion de l’en­ra­ci­ne­ment dans les milieux ouvriers, dans les milieux popu­laires, la par­ti­ci­pa­tion des femmes, le rap­port capi­tale-pro­vince. Pour les enjeux poli­tiques et stra­té­giques, les débats sont très com­pli­qués, voire même quelques fois byzan­tins. Il y a peut-être même l’injection de débats anciens sur une situa­tion nouvelle.


Révo­lu­tions et tech­no­lo­gies de communication

Christophe_Aguiton.png Chris­tophe Agui­ton : Nous sommes tous d’ac­cord, autour de cette table ronde, pour dire qu’In­ter­net, les réseaux sociaux, les tech­no­lo­gies nou­velles, dont Face­book et Twee­ter dont il a été beau­coup ques­tion à pro­pos des révo­lu­tions arabes, notam­ment dans la presse, n’ont pas été véri­ta­ble­ment la clé des mou­ve­ments qui ont eu lieu. La clé, c’est davan­tage la capa­ci­té de réunir des cen­taines de mil­liers de per­sonnes dans la rue.

De même qu’il n’y a pas de péti­tion élec­tro­nique qui puisse rem­pla­cer une vraie grève, il n’y a pas de groupe Face­book qui puisse rem­pla­cer une insur­rec­tion, une occu­pa­tion de place et des mou­ve­ments sociaux réels de gens qui sont phy­si­que­ment présents.

Cela dit, le rap­port entre révo­lu­tion et tech­no­lo­gie a tou­jours été une ques­tion inté­res­sante et dans ces révo­lu­tions-là, on est à nou­veau au cœur de cette problématique.

Révo­lu­tion et tech­no­lo­gie, c’est vieux au moins comme la Com­mune de Paris, si ce n’est la révo­lu­tion de 1789. La Com­mune de Paris, c’est la prise des canons à Bel­le­ville ou à Mont­martre par ceux qui ne vou­laient pas qu’ils soient ren­dus aux Prus­siens qui avaient gagné la guerre. Après on a vu arri­ver la ques­tion des che­mins de fer, qui a été assez cen­trale. Après, très vite, le télé­phone. Rap­pe­lez-vous que dans l’in­sur­rec­tion de Bar­ce­lone la prise du cen­tral télé­pho­nique a été le point névral­gique de la révo­lu­tion. Dans les années 70 – 80, la télé­vi­sion a aus­si été au centre des enjeux entre révo­lu­tion­naires et tenants du pou­voir : qui tenait la télé, pou­vait avoir un rôle déter­mi­nant dans le bas­cu­le­ment de la révo­lu­tion et le ren­ver­se­ment du pouvoir.

Ce qui est inté­res­sant, c’est que dans les révo­lu­tions arabes, tout se mêle : on a vu à la fois l’u­ti­li­sa­tion des armes, en Libye avant tout, les télé­vi­sions, avec les directs d’Al Jazi­ra en Tuni­sie, en Égypte et dans d’autres pays. Et puis le fait que le télé­phone, via les SMS et Inter­net, a été au cœur de ce qui a été uti­li­sé par les appa­reils répres­sifs soit pour faire de la contre infor­ma­tion, soit sur­tout pour blo­quer l’in­for­ma­tion qui cir­cu­lait par ces médias. La pre­mière déci­sion prise par Mou­ba­rak et Ben Ali a été le blo­cage des réseaux télé­pho­niques et Internet.

Il faut essayer de com­prendre pour­quoi. En fait, il y a une double fonc­tion d’In­ter­net dans un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire et de mobi­li­sa­tion. La pre­mière, qui est la plus visible pour nous, c’est que grâce au cou­plage entre un télé­phone mobile et une petite camé­ra vidéo, ou même un simple email, vous pou­vez faire sor­tir du pays des témoi­gnages bruts : le choc des images. Il y a ain­si une trans­mis­sion d’in­for­ma­tions vers le reste du monde qui est tout à fait impor­tante mais qui, évi­dem­ment, ne concerne qu’un petit nombre de militants.

La deuxième fonc­tion qui est plus cen­trale dans la réus­site des mobi­li­sa­tions en interne dans les pays, c’est la fonc­tion de coor­di­na­tion entre les dif­fé­rents acteurs et là, les groupes Face­book jouent abso­lu­ment ce rôle avec des choses qui méritent d’être un peu ana­ly­sées : com­prendre com­ment fonc­tionnent ces réseaux-là pour voir la vita­li­té et la rapi­di­té des échanges.

Sur un réseau comme Face­book, on mêle de la petite et de la grande conver­sa­tion, et ça per­met de répondre à une ques­tion que beau­coup de gens posent en deman­dant pour­quoi les gens ont des conver­sa­tions pri­vées en public. En fait, si vous pre­nez un réseau Face­book, la taille moyenne est de 200 amis, mais les rela­tions bijec­tives, c’est-à-dire des gens qui ont des mes­sages de l’un vers l’autre et de l’autre vers l’un regroupent une moyenne de quinze à seize per­sonnes seule­ment. Donc on a des réseaux de 200 per­sonnes dans les­quels les vrais échanges forts regroupent quinze-seize personnes.

Dans le quo­ti­dien on s’a­per­çoit que la plu­part des gens ont des conver­sa­tions banales, ano­dines, qui vont se pas­ser dans le petit cercle des seize amis. Et ce sont ces petits bavar­dages tota­le­ment ano­dins et sans aucun inté­rêt si on le prend à une cer­taine échelle, qui sont au cœur de la fonc­tion de Face­book qui per­met de rap­pe­ler à l’autre qu’on existe et d’é­chan­ger sur ce domaine conver­sa­tion­nel rela­tif aux petites choses du quotidien.

Et puis de temps en temps, une grande conver­sa­tion vient per­cu­ter, et la grande conver­sa­tion, elle, ne se limite pas aux 16. Elle touche le tout, et si on a un avis, on va le don­ner. On trouve ce fonc­tion­ne­ment dans le groupe Face­book où, quand on a de grandes conver­sa­tions, qu’il est ques­tion d’al­ler à la place Tah­rir, de mani­fes­ter sur tel ou tel sujet à tel ou tel endroit, on passe dans ce qu’on appelle-nous en socio­lo­gie les liens faibles, c’est-à-dire dans les 200. Et là on va très vite. Parce que vous pas­sez dans des rebonds de 200 à 200, donc vous pou­vez avoir en cinq rebonds qua­si­ment la tota­li­té de l’É­gypte, en tout cas de ceux qui sont connec­tés sur Facebook.

Après, la ques­tion se pose de savoir si l’u­ti­li­sa­tion d’une tech­no­lo­gie a un impact sur la socié­té et s’il y a un lien entre tech­no­lo­gie et socié­té. Je suis tota­le­ment convain­cu qu’il n’y a pas de déter­mi­nisme tech­no­lo­gique. Mais il y a quand même des champs de contraintes liés à ce que sont les tech­no­lo­gies. L’in­for­ma­tique, en tout cas celle des réseaux sociaux, a une par­ti­cu­la­ri­té qui est his­to­rique, c’est de rabattre sur l’in­di­vi­du. La rai­son ne vient pas de la nature même de l’in­for­ma­tique, mais de la façon dont elle s’est construite dans les années 70. L’in­for­ma­tique au tout début, c’est une affaire de mili­taires et de grandes orga­ni­sa­tions. La mise en réseau est ini­tiée pour la bombe ato­mique, pour orga­ni­ser le sys­tème de défense aérienne nord-amé­ri­cain SAGE (Semi-Auto­ma­tic Ground Envi­ron­ment) à la fin des années 1950, et très vite elle est uti­li­sée par les banques et par les grandes entre­prises. L’in­for­ma­tique est alors quelque chose dans lequel l’in­di­vi­du nour­rit le sys­tème. On met des petites cartes per­fo­rées pour faire mar­cher la machine.

Dans les années 60 – 70, on a un mou­ve­ment contre-cultu­rel, sur­tout aux États-Unis, qui s’op­pose à ça, et est anti-bureau­cra­tique, anti-Penta­gone, anti-guerre du Viet­nam. Il consi­dère qu’on doit uti­li­ser la tech­no­lo­gie autre­ment. Ces gens-là pensent que la machine doit amé­lio­rer les capa­ci­tés de l’in­di­vi­du en tant que per­sonne indi­vi­duelle et le couple Inter­net-ordi­na­teur por­table est ain­si construit par des Woz­niak, des Steve Jobs qui sont par­tis pre­nants de cette contre-culture. C’est à cause de cela qu’ils créent l’ou­til qui va se dif­fu­ser et s’im­po­ser, qui est un outil com­pli­qué à uti­li­ser quand vous êtes dans un collectif.

Les col­lec­tifs mili­tants qui se vivent dans un rap­port de fédé­ra­lisme par rap­port au syn­di­ca­lisme, c’est-à-dire sous la forme d’un col­lec­tif de tra­vailleurs qui prennent des déci­sions en com­mun, ont beau­coup de mal avec l’or­di­na­teur. Parce que c’est l’in­di­vi­du qui inter agit sur d’autres, dans Face­book aujourd’­hui, mais déjà dans les mails des années 90. Il y a une spé­ci­fi­ci­té de cette tech­no­lo­gie qui rabat sur l’individu.

Je vou­drais pour­suivre cet expo­sé par une inter­ro­ga­tion sur cette espèce de bas­cule que tous les inter­ve­nants ont fait entre années 70 et années 2010 : qu’y a‑t-il comme lien, entre d’une part cette grande vague de contes­ta­tion qui a per­mis l’é­mer­gence de ces gauches radi­cales fin des années 60 début des années 70 dans le monde entier et, d’autre part, ce qu’on voit appa­raître aujourd’­hui en Égypte, voire chez nous ?

Mon point de départ est de consi­dé­rer que dans les années 60 – 70, en fait ce sont deux cultures, deux ruis­seaux, deux tra­di­tions qui se sont consti­tuées et qui ne sont pas les mêmes.

La pre­mière tra­di­tion, c’est celle de ces mili­tants de l’In­ter­net et de la micro-infor­ma­tique, les Steve Jobs et les Woz­niak, c’est une tra­di­tion qui ren­voie sur l’in­di­vi­du, qui voit naître le fémi­nisme radi­cal tel qu’on le connaît, le mou­ve­ment des homo­sexuels, une par­tie du mou­ve­ment éco­lo­gique. C’est une tra­di­tion d’a­bord anti-bureau­cra­tique, d’a­bord anti-grand sys­tème, qui est mar­quée, en par­ti­cu­lier aux États-Unis, par la vie en com­mu­nau­té. C’est une tra­di­tion qui refuse toute hié­rar­chie dans les luttes sociales et dans les combats.

Cette tra­di­tion n’est pas la seule. Il y en a une autre qui est la tra­di­tion dont on a beau­coup par­lé ici, qui est celle du mar­xisme occi­den­tal, du mar­xisme du XXe siècle, qui consi­dère au contraire qu’à par­tir de cette radi­ca­li­sa­tion des années 67 – 68, on va pou­voir repen­ser une trans­for­ma­tion sociale dont les racines sont celles du mou­ve­ment ouvrier moderne à la fin du XIXe siècle, début du XXe siècle.

Dans cette deuxième culture, on n’a pas du tout les mêmes points de réfé­rence que dans la pre­mière. Il y a une hié­rar­chie très forte entre les sujets de la révo­lu­tion. C’est la classe ouvrière qui est la seule à même de por­ter une trans­for­ma­tion sociale ; cette classe ouvrière ne peut pas por­ter cette trans­for­ma­tion par elle-même, elle a besoin d’un outil sépa­ré, le par­ti poli­tique, qu’il soit social-démo­crate ou com­mu­niste. Donc une vision qui est très différente.

Ce qui est frap­pant, c’est qu’en Europe du Sud et dans le monde arabe, c’est cette deuxième culture qui s’est impo­sée sur la pre­mière. Évi­dem­ment, cette deuxième culture à inté­gré des aspects de la pre­mière culture, le fémi­nisme s’est dif­fu­sé, la défense des homo­sexuels a été acquise, pro­ba­ble­ment plus en Europe que dans le monde arabe, mais en res­pec­tant la hié­rar­chie de la seconde culture.

Quand les fémi­nistes liées au mou­ve­ment ouvrier s’ins­crivent dans les orga­ni­sa­tions d’ex­trême gauche, elles acceptent d’une cer­taine façon cette pri­mau­té du fait de la classe ouvrière et du poli­tique. On est dans un monde dans lequel, c’est ce modèle-là qui s’im­pose, celui d’une classe ouvrière qui doit diri­ger le pro­ces­sus d’un par­ti qui en est l’é­ma­na­tion et la direc­tion. Évi­dem­ment ce modèle, s’ac­com­pagne d’un rôle par­ti­cu­lier de l’É­tat, les natio­na­li­sa­tions, la pla­ni­fi­ca­tion, tout ce qui a été le corps de pen­sée de la gauche dans ses dif­fé­rentes variantes.

La pre­mière ques­tion que je pose, c’est : est-ce que, aujourd’­hui les révo­lu­tions arabes, reprennent tou­jours cette seconde culture ? Je ne le crois pas. C’est plu­tôt le retour vers la pre­mière culture qu’on est en train de voir émer­ger. Ma deuxième ques­tion plus pro­vo­ca­trice encore, c’est le rôle par­ti­cu­lier de l’in­di­vi­du dans le déve­lop­pe­ment de ces mouvements.

L’i­dée de la pre­mière culture pour moi, c’est bien le mou­ve­ment alter mon­dia­liste. La façon selon laquelle le mou­ve­ment alter mon­dia­liste a été conçu dans les forums sociaux de Por­to Allègre ou d’ailleurs. Le prin­cipe appli­qué a été de consi­dé­rer qu’il n’y avait aucune hié­rar­chie entre les dif­fé­rentes forces consti­tu­tives de ces forums et ça été pous­sé au point de radi­ca­li­té que per­sonne n’a le droit de par­ler au nom du forum social. On retrouve cette idée d’une non hié­rar­chie pré­sente dans la pre­mière culture des années 70.

Cette culture se déve­loppe mas­si­ve­ment par le mou­ve­ment alter mon­dia­liste dès la fin des années 90 début des années 2000, et c’est ça qu’on retrouve beau­coup dans les révo­lu­tions arabes aujourd’­hui. Mais cela se radi­ca­lise encore avec le pas­sage d’une culture hori­zon­tale où ce sont des orga­ni­sa­tions qui sont au cœur, vers une vision des choses dans laquelle c’est l’in­di­vi­du qui s’impose.

Je pense qu’il y a une dif­fi­cul­té dans les révo­lu­tions du monde arabe : dans la jeu­nesse, tout le mou­ve­ment d’une « dégage atti­tude », on a du mal à accep­ter que ceux qui repré­sentent une autre tra­di­tion, ceux qui portent une his­toire qui est celle des années de pri­son, arrivent avec la légi­ti­mi­té de cette his­toire et de cette façon de conce­voir le col­lec­tif. La réac­tion est davan­tage fon­dée sur ce qu’on peut trou­ver dans le mou­ve­ment des indi­gnés ou dans le mou­ve­ment de Wall Street sur le mode : je parle en mon nom, tu parles en ton nom et per­sonne ne peut par­ler en mon nom à moi.

Le pro­blème prin­ci­pal, et c’est ma conclu­sion, c’est que ces types de mou­ve­ments tirent leur grande force de reven­di­ca­tions extrê­me­ment fédé­ra­trices, mais ce pou­voir fédé­ra­teur vient de conte­nus très légers. Par exemple au Mexique, il y a un mou­ve­ment très puis­sant contre la cor­rup­tion, qui s’est déve­lop­pé cette année, dont le mot d’ordre prin­ci­pal est « ras-le-bol de la cor­rup­tion et de la vio­lence”. Qui va être pour la cor­rup­tion et pour la violence ?


Résu­mé de ques­tions et inter­ven­tions recueillies de façon grou­pée auprès des participants

L’in­fluence éven­tuelle de ce qui s’est pas­sé en Algé­rie dans les années 80 – 90, sur les autres mou­ve­ments arabes ?

Ques­tion­ne­ment sur le pro­blème qu’é­prouve la gauche euro­péenne pour se posi­tion­ner d’une manière claire sur les insur­rec­tions des masses libyennes et des masses syriennes.

Ques­tion sur le rôle du syn­di­cat tuni­sien UGTT durant la dictature.

Inter­ven­tion sur le manque de soli­da­ri­té des gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes issus de la gauche en Amé­rique latine, à l’é­gard des révo­lu­tions arabes qui sont accueillies au mieux avec méfiance, au pire avec hos­ti­li­té, notam­ment au pré­texte de l’in­ter­ven­tion occi­den­tale en Libye.

Ques­tion sur le poids que pour­rait peser dans le cadre des élec­tions tuni­siennes le mou­ve­ment isla­miste, en par­ti­cu­lier radi­cal, seule force orga­ni­sée, au regard du poids que pour­rait peser une gauche ouverte et recom­po­sée qui pour­rait faire accé­der à quelque chose de plus laïque.

Inter­ven­tion fai­sant part d’un éton­ne­ment qu’au­cun lien n’ait été évo­qué par les ora­teurs entre la chute du mur de Ber­lin en 1989 et les révo­lu­tions arabes.

Reprise de parole des par­ti­ci­pants à la table ronde en réac­tion aux inter­ven­tions de la salle.

Didier Mon­ciaud : L’emploi du mot isla­misme est embar­ras­sant, en par­ti­cu­lier quand il est uti­li­sé dans un contexte isla­mo­phobe. Je ne vais par­ler que de l’É­gypte. L’en­jeu prin­ci­pal concerne les Frères musul­mans. Mais des forces qui se réclament de l’is­la­misme actuel­le­ment en Égypte, il y en a une mul­ti­tude. Il y a des cou­rants sala­fistes qui passent à la poli­tique, ce qui n’é­tait pas le cas avant. Les confré­ries Sou­fi, mais ce n’est pas de l’is­la­misme, ont créé leur par­ti. Elles sont très hos­tiles à l’is­la­misme, mais les médias les assi­milent à l’is­la­misme. Et les groupes radi­caux issus de ceux qui ont fait la lutte armée, tué Sadate, existent aus­si. Un de leurs diri­geants a été libé­ré n’y a pas très long­temps. Donc oui, les Frères sont la force la plus impor­tante, la plus struc­tu­rée, peut-être un mil­lion et demi de membres. C’est une force très impor­tante, mais c’est une force qui est divi­sée. Ils ont eu des scis­sions suc­ces­sives, alors il faut res­ter prudent.

Les Frères musul­mans pra­tiquent l’au­to-limi­ta­tion. Ils se sont ins­crits dans une alliance, un peu sau­vés par le Wafd, héri­tier du vieux par­ti natio­na­liste qui est un petit par­ti main­te­nant. C’est une espèce de coa­li­tion large et ils se sont auto limi­tés en disant qu’ils ne pré­sen­te­raient pas plus de 50 % de can­di­dats, parce que l’en­jeu, der­rière les élec­tions, c’est la com­mis­sion char­gée d’é­la­bo­rer la nou­velle consti­tu­tion. Ils ont le sens du com­pro­mis et du rap­port de force. Mais ils ont fait beau­coup d’er­reurs poli­tiques : ils ont raté la révo­lu­tion, ils ne vou­laient pas y par­ti­ci­per, mais ils lais­saient leurs mili­tants y aller. Ils sont plu­tôt en porte-à-faux par rap­port aux orga­ni­sa­tions. Sur les grèves, ils sont pour le retour au travail.

Je ne crois pas à la théo­rie de l’al­liance avec l’armée, par contre il y a conver­gence d’in­té­rêts avec le conseil supé­rieur des forces armées avec lequel ils sont allés dans le même sens sur plu­sieurs ques­tions, et cela n’est pas for­cé­ment très popu­laire. Mais en Égypte, il y a quand même beau­coup de gens qui veulent la sta­bi­li­té, parce qu’il faut recon­naître que c’est un peu le chaos dans cer­tains endroits. Et cela crée des ten­sions. Je pense qu’ils vont quand même faire un gros score, ça c’est clair.

Gil­bert Ach­car : Si on consi­dère l’É­gypte, il est clair qu’il y a au moins concer­ta­tion entre les mili­taires et les Frères musul­mans. Donc par­ler d’al­liance n’est pas exa­gé­ré, même si ce n’est pas une alliance très homo­gène. Il y a, en effet, des ten­sions inter­mit­tentes entre les Frères musul­mans égyp­tiens et le Conseil suprême des forces armées, sans que les Frères ne cessent pour autant de faire l’éloge des militaires.

À l’é­chelle de la région, il y a un fac­teur majeur qu’il ne faut pas oublier, ce sont les États-Unis. Ils ont per­du des régimes amis comme l’É­gypte, la Tuni­sie, et ont cher­ché très natu­rel­le­ment à trou­ver dans ces pays de nou­veaux par­te­naires qui jouissent d’une véri­table popu­la­ri­té. C’est ce qui explique le virage dans la poli­tique amé­ri­caine en direc­tion des Frères musul­mans. En Égypte, les États-Unis essayent de déve­lop­per leurs liens avec les Frères, sachant qu’ils repré­sentent une force conser­va­trice qui peut s’ac­com­mo­der de bons liens avec eux. Après tout, il ne faut pas oublier que dans les années 1960, il y avait une col­la­bo­ra­tion impor­tante entre les Frères musul­mans et la CIA contre les natio­na­lismes de gauche et l’influence soviétique.

Pour ce qui concerne la Libye, il faut dis­tin­guer entre deux débats : il y a, d’une part, le débat sus­ci­té par l’in­ter­ven­tion occi­den­tale. Je trouve que c’est un débat légi­time. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit une inter­ven­tion mili­taire occi­den­tale en appui à un véri­table mou­ve­ment popu­laire. Cela a créé un désarroi.

En Amé­rique latine, on a pu entendre Cha­vez décla­rer que Kadha­fi est un anti-impé­ria­liste et Bachar El-Assad un paci­fiste et un huma­niste. Est-ce de l’i­gno­rance pure et simple ? À mon avis, il y a plus que cela. Il y a à la fois une vision cau­dilliste du monde et la logique cam­piste qui veut que « les enne­mis de mes enne­mis sont mes amis » dans le cadre d’un anti-impé­ria­lisme étri­qué. Le fait de s’i­den­ti­fier à des dic­ta­tures comme l’I­ran, la Libye, ou la Syrie, en dit long sur les limites de ce qu’on voit aujourd’­hui en Amé­rique latine.

S’il y a quelque chose qui illustre le bilan de la gauche du XXe siècle, c’est bien le sou­lè­ve­ment en cours dans le monde arabe. Depuis le bou­le­ver­se­ment est-euro­péen de 1989 jusqu’au sou­lè­ve­ment arabe de 2011, l’as­pi­ra­tion à la démo­cra­tie s’impose comme une valeur fon­da­men­tale. Dans un tel contexte, une gauche pour qui la démo­cra­tie est subor­don­née, pour par­ler comme Trots­ki, à la lutte de classes ou à la lutte anti-impé­ria­liste, va droit dans le mur. Il ne peut y avoir de recons­truc­tion d’un mou­ve­ment de gauche à l’échelle mon­diale que si la démo­cra­tie, au sens radi­cal et liber­taire, est un élé­ment cen­tral de son iden­ti­té, comme elle l’é­tait dans le mar­xisme clas­sique des origines.

Pour la ques­tion de la classe ouvrière, la Tuni­sie et l’É­gypte sont deux pays où il y a une force impor­tante du mou­ve­ment ouvrier. Je sou­haite qu’émerge dans cha­cun de ces deux pays un par­ti ouvrier au sens mar­xien du terme, un par­ti large de la classe. En Égypte, où s’est consti­tué un mou­ve­ment ouvrier tout jeune, avec une fédé­ra­tion de syn­di­cats indé­pen­dants nou­vel­le­ment créée qui reven­dique un mil­lion et demi d’adhérent·es, il y a une pos­si­bi­li­té réelle d’agir pour un scé­na­rio à la bré­si­lienne, c’est-à-dire la construc­tion d’un par­ti poli­tique ouvrier de masse s’appuyant sur le mou­ve­ment syn­di­cal. Sauf que cette pers­pec­tive est qua­si­ment absente dans les pro­grammes de la gauche, ou alors elle est posée de façon auto-pro­cla­ma­toire. Il fau­drait agir pour une concep­tion large du par­ti ouvrier et de la gauche : on voit, par exemple, des nas­sé­riens de gauche jouer un rôle cen­tral dans le nou­veau mou­ve­ment syn­di­cal égyp­tien. Il fau­drait construire un par­ti ouvrier basé sur les syn­di­cats selon une dyna­mique qui, dans le contexte égyp­tien, com­pren­drait les nas­sé­riens, l’ex­trême gauche et des cou­rants qui s’i­den­ti­fie­raient à un islam pro­gres­siste et socia­liste. On voit de même en Tuni­sie une myriade d’or­ga­ni­sa­tions d’ex­trême gauche, sans pers­pec­tive stra­té­gique, alors qu’il y a une orga­ni­sa­tion syn­di­cale qui a fonc­tion­né comme un par­ti poli­tique à des moments clés de l’his­toire tuni­sienne contemporaine.

Sur la ques­tion de la tech­no­lo­gie, je ne pense pas qu’il y ait véri­ta­ble­ment un déter­mi­nisme, mais il y a cer­tai­ne­ment une cor­res­pon­dance entre la tech­no­lo­gie et les formes d’or­ga­ni­sa­tion. Avec Inter­net, on est dans une confi­gu­ra­tion tech­no­lo­gique à laquelle cor­res­pondent des formes nou­velles d’or­ga­ni­sa­tion, notam­ment les réseaux. Or, on se trouve avec des orga­ni­sa­tions de gauche qui adhèrent encore à la concep­tion hié­rar­chique, cen­tra­li­sée, héri­tée du bol­ché­visme. Les nou­veaux mou­ve­ments de contes­ta­tion qui ont sur­gi dans le monde arabe et ailleurs indiquent à quel point il faut que la gauche radi­cale invente de nou­velles formes d’or­ga­ni­sa­tion. Dans le monde arabe, ce ne sont pas des « révo­lu­tions Face­book » comme on a pu les appe­ler, mais il est vrai qu’il y a toute une couche de jeunes et de moins jeunes qui, sans les nou­velles tech­no­lo­gies, n’au­raient jamais pu s’organiser.

Le libé­ra­lisme clas­sique, bour­geois, est mort dans le monde arabe après la deuxième guerre mon­diale et la guerre de Pales­tine – par exemple, le libé­ra­lisme repré­sen­té par le Wafd en Égypte et ses équi­va­lents dans d’autres pays de la région. Ce qu’on voit émer­ger aujourd’­hui, ce n’est pas un nou­veau libé­ra­lisme au sens tra­di­tion­nel, mais plu­tôt un libé­ra­lisme au sens pre­mier du terme, au sens du libé­ra­lisme poli­tique et non du libé­ra­lisme socio-éco­no­mique. Un libé­ra­lisme au sens amé­ri­cain du terme, pro­gres­siste, qui adhère à la fois à des valeurs de liber­té, de démo­cra­tie, et de jus­tice sociale.

Les jeunes de cette mou­vance-là n’au­raient jamais pu s’or­ga­ni­ser sous des condi­tions répres­sives sans les nou­velles tech­no­lo­gies, et ils sont par­tout : du Maroc à la Syrie, en pas­sant par la Tuni­sie, l’É­gypte, on voit par­tout ce même type de milieu social uti­li­sant cette même tech­no­lo­gie. Dans un pays comme la Syrie qui fait le bla­ckout sur l’in­for­ma­tion, Face­book et, plus encore, You­Tube jouent un rôle for­mi­dable dans la dif­fu­sion d’in­for­ma­tions. Ce qu’il y a de com­mun à tous les sou­lè­ve­ments des pays de la région, c’est l’u­ti­li­sa­tion des médias sociaux comme pla­te­forme orga­ni­sa­tion­nelle, ce qui explique la rapi­di­té avec laquelle tout cela s’est mis en place.

Péné­lope Lar­zillière : Au sujet de la trans­mis­sion entre anciens mili­tants et nou­veaux mili­tants, je ne pense pas que ce soit la ques­tion de l’in­di­vi­dua­li­sa­tion du mili­tan­tisme qui se pose. La trans­mis­sion des savoir-faire, des com­pé­tences mili­tantes se passent bien. Même si les formes d’or­ga­ni­sa­tion peuvent être renou­ve­lées, ce n’est pas là où se jouent les ten­sions. Par contre, elles se jouent sur le conte­nu. À part la réfé­rence a mini­ma aux droits de l’homme et à la démo­cra­tie, sur la ques­tion d’a­voir une vision idéo­lo­gique englo­bante, ça ne passe pas du tout.

Sur le cli­vage gauche-droite, j’ai assis­té à des dis­cus­sions entre un père, ancien mili­tant de gauche, et sa fille, très mobi­li­sée actuel­le­ment. Elle lui a par­lé d’un nou­veau pro­jet droit de l’homme en entre­prise. Son père lui a deman­dé : de droite ou de gauche ? Elle a eu un sou­pir exas­pé­ré : pour elle son père ne com­prend rien aux nou­veaux enjeux et il est sur des cli­vages dépassés.

Mou­nia Ben­na­ni-Chraï­bi : Des pas­seurs assurent un rôle fon­da­men­tal dans les trans­mis­sions inter­gé­né­ra­tion­nelles. Il ne s’agit pas d’une gauche fos­si­li­sée, mais d’une gauche qui s’est réin­ven­tée. En réfé­rence aux deux cultures évo­quées par Chris­tophe Agui­ton, j’attire l’attention sur la ges­ta­tion d’un nou­veau modèle d’action à par­tir de la fin des années 1980 : invo­ca­tion du registre du droit, déli­mi­ta­tion des enjeux, accent sur le « concret », sur l’action de proxi­mi­té, contes­ta­tion de la hié­rar­chie et des ordres qui s’imposent par le haut. Les acteurs clés ont été socia­li­sés dans la gauche, à l’é­poque je les ai qua­li­fiés de recon­ver­tis. Cer­tains ont cla­qué la porte de leurs orga­ni­sa­tions poli­tiques, d’autres s’en sont reti­rés en dou­ceur. N’oublions pas les déte­nus poli­tiques qui se révoltent en pri­son contre le sta­li­nisme de leur orga­ni­sa­tion. A leur sor­tie de pri­son, ils contri­buent à ini­tier d’autres types de mobi­li­sa­tions : mou­ve­ments de droits humains, mou­ve­ments de droits de femmes, lutte contre la cor­rup­tion, etc.

Dans toutes ces mobi­li­sa­tions, un énon­cé est par­ti­cu­liè­re­ment struc­tu­rant : indé­pen­dant / non indé­pen­dant. Mais dans les faits, ces caté­go­ries ne sont pas étanches. Des gens se pro­clament « indé­pen­dants », alors même qu’ils ont un pas­sé poli­tique. Par­fois, ils ont dû lut­ter au sein de leurs propres orga­ni­sa­tions poli­tiques pour que les ordres cessent de des­cendre du haut vers le bas. Autre­ment dit, au Maroc du moins, cela fait plus de trente ans que se négo­cie, au sein des orga­ni­sa­tions poli­tiques et asso­cia­tives, le lien entre l’in­di­vi­du et le col­lec­tif, la hié­rar­chie / le refus de la hié­rar­chie. Les mêmes ten­sions se retrouvent dans le Mou­ve­ment du 20 février. Par exemple, pour ten­ter de contre­car­rer les ten­ta­tives d’organisations poli­tiques de maî­tri­ser le mou­ve­ment, ont cher­ché à ins­ti­tuer les ate­liers de dis­cus­sion, selon le modèle des forums sociaux, pour favo­ri­ser l’émergence de la parole par le bas.

Pour ce qui concerne les évé­ne­ments qui se sont pro­duits en Algé­rie à la fin des années 80 et durant les années 90, je consi­dère que cela a pro­duit un pro­fond impact sur le Maroc et sur la Tuni­sie. Les évé­ne­ments algé­riens ont été déci­sifs dans le pro­ces­sus qui a conduit à la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment d’alternance en 1998. De même, ils ont ame­né l’en­semble des isla­mistes maro­cains à s’autolimiter, et pour cer­tains à aller vers ce qui a été label­li­sé par la suite « modèle turc ». Il s’agissait, d’une part, d’éviter de se retrou­ver dans le scé­na­rio répres­sif tuni­sien et d’autre part d’éviter le scé­na­rio algé­rien qui a don­né à voir des bains de sang et une dis­so­lu­tion du lien natio­nal. C’est donc un point d’inflexion en termes d’apprentissages pour les voi­sins, qui ont essayé d’i­ma­gi­ner d’autres modèles.

Gil­bert Ach­car : Il y a effec­ti­ve­ment des points com­muns à éta­blir entre ce qui s’est pas­sé en Algé­rie en 1988, le ras-le-bol social, plus la ques­tion des liber­tés, d’où libé­ra­li­sa­tion, ouver­ture de vannes poli­tiques. Mais on voit aus­si toute la dif­fé­rence, notam­ment au plan orga­ni­sa­tion­nel, entre ce qui se situait encore en 1988 dans la tra­di­tion des explo­sions sociales telles qu’on les connaît depuis long­temps et qui peuvent être plus ou moins avor­tées par les conces­sions du régime, et ce qui s’est pas­sé dans le monde arabe à par­tir de décembre 2010, avec cette orien­ta­tion rapide vers la radi­ca­li­sa­tion : « le peuple veut ren­ver­ser le régime ». On est dans un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire que les Égyp­tiens ont très bien fait de nom­mer du jour du com­men­ce­ment (le 25 jan­vier, pour l’Égypte), et non du jour de la chute de Mou­ba­rak, par exemple, parce que le mou­ve­ment conti­nue, qu’il est loin d’être ter­mi­né, en Égypte pas moins qu’ailleurs.

La grande ques­tion est de savoir s’il va vrai­ment y avoir conso­li­da­tion de la démo­cra­tie, ou bien va-t-on avoir des pro­ces­sus à l’al­gé­rienne, par exemple. Ce sera la pre­mière chose sur laquelle on va juger le bilan de ce qui se passe aujourd’­hui. Le rôle que joue­ront ou ne joue­ront pas les mou­ve­ments ouvriers sera déci­sif. On connaît l’importance his­to­rique d’un tel rôle, y com­pris dans l’his­toire de la démo­cra­tie euro­péenne : le mou­ve­ment ouvrier est tout à fait cen­tral dans l’é­lar­gis­se­ment de la démo­cra­tie et dans sa conso­li­da­tion. Et ce rôle peut se mani­fes­ter presque par­tout. Même en Libye, où il n’y a aucune tra­di­tion de gauche après qua­rante-deux ans de Kadha­fi, il y a aujourd’­hui une fédé­ra­tion de syn­di­cats indé­pen­dants qui s’est créée, en rap­port avec la fédé­ra­tion égyp­tienne. Voi­là la stra­té­gie qu’il fau­drait prio­ri­ser, à mon sens, dans la construc­tion d’une nou­velle gauche dans cette par­tie du monde.

Didier Mon­ciaud : Sur l’his­toire de l’in­di­vi­dua­li­sa­tion, c’est quand même évident que des espaces se sont ouverts avec Face­book. Je pense à ce jeune alexan­drin qui s’est fait tuer dans la rue par la police et dont la mort a sus­ci­té la signa­ture en quelques jours d’un texte, sous leur vrai nom, de 50 ou 60 000 per­sonnes, ça, c’est en effet Facebook.

Pour reve­nir sur la ques­tion gauche / par­ti ouvrier, évi­dem­ment, il y a beau­coup de mili­tants syn­di­ca­listes égyp­tiens qui sont de gauche, mais la gauche égyp­tienne, elle reste quand même mar­quée par ce qu’on appelle en Égypte son carac­tère effen­diste, c’est-à-dire édu­qué, ce n’est donc pas la classe ouvrière. Depuis les années 40, autant il y a eu indi­vi­duel­le­ment beau­coup de mili­tants ouvriers de renom, autant ça n’a jamais été des diri­geants cen­traux, qui ont sou­vent été des méde­cins, des jour­na­listes des avocats.

En Égypte, ce dépas­se­ment de la ques­tion effen­die est très com­pli­qué, parce que ça ren­voie aux tra­di­tions sociales. Et là c’est un sujet sur lequel la gauche, je pense, est volon­tai­re­ment silen­cieuse. Et ce n’est pas que l’hé­ri­tage de l’hé­gé­mo­nie sta­li­nienne. Le mariage, les com­por­te­ments sociaux … autant de sujets complexes.

Dans les années 90, quand les socia­listes révo­lu­tion­naires se sont consti­tués, ils ont pu être per­çu comme pro­vo­ca­teurs par leurs mœurs, c’est-à-dire leurs fêtes, les sorties…Ce n’é­tait pas seule­ment un choc de géné­ra­tions, c’é­tait un choc par rap­port à la socié­té aus­si. Mais ce n’est pas non plus com­plè­te­ment spé­ci­fique de ces géné­ra­tions là. Cela pose la ques­tion des conser­va­tismes de la société.