Yilmaz Güney : le cinéaste révolté

Par Schofield CORYELL (Journaliste américain)

Source du texte : Scho­field CORYELL, « Yil­maz Güney : le cinéaste révol­té », Cahiers d’E­tudes sur la Médi­ter­ra­née Orien­tale et le monde Tur­co-Ira­nien [En ligne], 19 | 1995, mis en ligne le 14 mai 2006.

URL : http://cemoti.revues.org/1709

Il y a dix ans, Yil­maz Güney, le grand cinéaste kurde né en Tur­quie, est mort en exil à Paris, à l’âge de 47 ans. Il laisse der­rière lui une vaste oeuvre ciné­ma­to­gra­phique, témoi­gnage poi­gnant de la misère des pay­sans de son pays d’o­ri­gine, mais aus­si de leurs aspi­ra­tions à la jus­tice et au bonheur.

Güney était l’exemple par excel­lence d’un artiste d’un cer­tain type — l’ar­tiste dont la vie et les convic­tions ne font qu’un avec son oeuvre. Son tra­vail et sa vie sont aux anti­podes de “l’ob­jec­ti­vi­té” prô­née par cer­tains à une époque qui serait celle de la mort pas seule­ment de l’i­déo­lo­gie mais de l’his­toire elle-même.

La fil­mo­gra­phie de Güney aurait sans doute été plus impo­sante encore si son tra­vail de cinéaste n’a­vait été trop sou­vent inter­rom­pu par de longs séjours en pri­son. Car cet artiste a chè­re­ment payé son enga­ge­ment aux côtés de toutes les vic­times de ce monde, de son monde. Ses films traitent de la vie quo­ti­dienne dans les cam­pagnes et de l’op­pres­sion qui s’a­bat conti­nuel­le­ment sur les pay­sans qui tirent péni­ble­ment une maigre sub­sis­tance de la terre.

Par­mi les films de Güney se trouvent des titres aus­si connus que “Yol” (Palme d’Or au Fes­ti­val de Cannes, 1982), his­toire de déte­nus qui retournent dans leur vil­lage pour une courte per­mis­sion, ou “Le Trou­peau”, qui décrit l’é­cart entre deux mondes, celui des cam­pagnes où vit encore la moi­tié de la popu­la­tion et les grandes villes modernes, avec leurs gratte-ciels et leurs bidonvilles.

A ces films s’a­joutent d’autres — par exemple, “L’Es­poir”, “Elé­gie”, “Les Mal­heu­reux” — qui dra­ma­tisent des thèmes constants d’ac­tua­li­té et d’his­toire contem­po­raine : l’exode rural, entraî­nant le dépeu­ple­ment des cam­pagnes et le gon­fle­ment mal­sain des villes ; l’i­né­gale dis­tri­bu­tion des reve­nus, pro­vo­quant les souf­frances maté­rielles et morales du plus grand nombre pour le seul béné­fice d’une poi­gnée de nan­tis ; le mécon­ten­te­ment sourd des pay­sans et ouvriers agri­coles face à la puis­sance arbi­traire et bru­tale des pro­prié­taires terriens.

Dans un des trois romans que Güney a écrits pen­dant ses années de pri­son, il fait dire à un vieux pay­san pro­fon­dé­ment reli­gieux qui assiste aux funé­railles de l’un des siens, écra­sé par le far­deau de la vie : “La terre nous nour­rit lorsque nous mou­rons et nous tyran­nise lorsque nous sommes en vie. Elle nour­rit cer­tains de leur vivant, mais nous seule­ment lorsque nous sommes morts”.

Mais ces paroles de rési­gna­tion et de tris­tesse ne cor­res­pondent pas tout à fait à l’at­ti­tude de Güney lui-même, dont les opi­nions démo­cra­tiques et popu­listes ont sou­vent irri­té les auto­ri­tés. C’est pour­quoi le cinéaste a été plu­sieurs fois condam­né et incar­cé­ré pour des idées jugées into­lé­rables en haut lieu. Les dates de ses arres­ta­tions suc­ces­sives marquent des moments intenses de sa vie d’ar­tiste et d’homme, mais aus­si, et tout autant, des moments par­ti­cu­liè­re­ment trou­blés de l’his­toire poli­tique de la Tur­quie — moments où les intel­lec­tuels cri­tiques et insou­mis sont choi­sis régu­liè­re­ment comme cibles de la répres­sion et boucs émissaires.

Ain­si, Yil­maz a été arrê­té et déte­nu pen­dant 18 mois en 1961, au len­de­main d’un coup d’État mili­taire qui avait sou­le­vé beau­coup d’es­poirs de chan­ge­ment démo­cra­tique — espoirs vite déçus par la tour­nure des évé­ne­ments. L’ac­cu­sa­tion contre lui ? :“Pro­pa­gande com­mu­niste”. Les preuves ? : Il avait mis les paroles sui­vantes dans la bouche d’une petite pay­sanne, per­son­nage d’une de ses pre­mières nou­velles publiées dans une revue d’Is­tan­bul : “Si tous les gens étaient égaux, le monde serait un paradis !”

Güney a été empri­son­né neuf ans plus tard, en 1972, au moment d’un grand sur­saut du mou­ve­ment ouvrier auquel a répon­du une pres­sion intense des mili­taires, sous forme d’un semi-putsch fai­sant du régime le cap­tif de l’ar­mée. Le cinéaste était accu­sé d’a­voir “aidé et héber­gé des révo­lu­tion­naires armés” — il était soup­çon­né d’en­tre­te­nir des rela­tions avec le groupe d’ex­trême-gauche, Dev Genç, dont les actions vio­lentes défrayaient à l’é­poque la chro­nique. Güney s’est donc retrou­vé pen­dant deux ans der­rière les barreaux.

Libé­ré en 1974 à la faveur d’une amnis­tie géné­rale pro­cla­mée sous le gou­ver­ne­ment social-démo­crate de Bülent Ece­vit, il n’a pu jouir que d’un bref moment de liber­té car il était arrê­té de nou­veau trois mois plus tard, accu­sé cette fois d’a­voir tué un juge au cours d’une bagarre. L’in­ci­dent a eu lieu dans le bis­tro d’un vil­lage proche d’A­da­na où Güney diri­geait le tour­nage d’un film, “Inquié­tude”, sur les souf­frances et épreuves des tra­vailleurs sai­son­niers des champs de coton. Il s’a­gis­sait de toute évi­dence d’une pro­vo­ca­tion et il n’a jamais été for­mel­le­ment preuve que Güney avait effec­ti­ve­ment tiré la balle fatale.

Cet épi­sode tra­gique a valu à Güney une condam­na­tion à 18 ans de prison.

Etant don­né les liens étroits entre les convic­tions de Güney et le mes­sage impli­cite ou expli­cite de son oeuvre, on voit qu’il a payé un prix éle­vé pour ses idées et ses paroles cri­tiques à l’é­gard d’un Etat dont la tolé­rance poli­tique n’est pas la prin­ci­pale ver­tu. Mais, s’il s’é­tait fait des enne­mis puis­sants et haut pla­cés dans la socié­té turque, le sens de l’en­ga­ge­ment et la sin­cé­ri­té pas­sion­née de Güney lui ont valu en même temps une gamme éten­due d’a­mi­tiés poli­tiques et personnelles.

Il n’est donc pas sur­pre­nant que plu­sieurs mil­liers de per­sonnes aient assis­té aux funé­railles de Güney au cime­tière du Père Lachaise, le 13 sep­tembre 1984 — des Turcs et des Kurdes de toutes condi­tions, exi­lés à Paris comme lui, mais aus­si beau­coup d’a­mis fran­çais et étran­gers : artistes, hommes et femmes poli­tiques (Jack Lang, ministre de la Culture à l’é­poque, était pré­sent, ain­si que Madame Danielle Mitterrand).

Par­mi les nom­breuses cou­ronnes dépo­sées sur la tombe de Güney se trou­vaient notam­ment celles des diverses orga­ni­sa­tions de la gauche turque, des Kurdes de Tur­quie et d’I­ran, des “Com­mu­nistes de Grèce”, des “Anciens com­bat­tants armé­niens en France”, des tra­vailleurs de la confec­tion (CFDT) et de plu­sieurs syn­di­cats de l’in­dus­trie du ciné­ma. L’o­rai­son funèbre a été pro­non­cée par un uni­ver­si­taire turc, Ser­ver Tanilli — para­ly­sé au-des­sous de la cein­ture par la balle d’un cri­mi­nel qui a tiré sur lui à Istan­bul. En exil, il enseigne à l’U­ni­ver­si­té de Strasbourg.

Telle a été la mort de Güney, mais quelles étaient ses ori­gines, d’où venait-il ? Ses films — ain­si que ses romans — traitent presque tous de la vie qu’il a connue en tant que fils d’une famille de pay­sans pauvres, dans la région d’A­da­na. C’est le centre du “pays du coton” où quelques grands aghas, pro­prié­taires ter­riens, règnent en maîtres sur une popu­la­tion qui arrive à grand peine à survivre.

La mère de Güney, Güllü, venait d’une riche famille kurde qui, obli­gée de fuir la région de l’Est pen­dant la Pre­mière guerre Mon­diale, s’é­tait ins­tal­lée aux envi­rons d’A­da­na où Güllü avait épou­sé un ouvrier agri­cole. Yil­maz s’est sou­ve­nu toute sa vie des chan­sons mélo­dieuses que sa mère lui chan­tait lors­qu’il était enfant dans sa langue mater­nelle, le kurde.

Le foyer fami­lial était heu­reux jus­qu’au jour où le père de Yil­maz, après avoir pris une deuxième femme, s’é­tait mis à battre régu­liè­re­ment Güllü qui devait sou­vent se sau­ver avec ses enfants. Il n’est pas irréa­liste de sup­po­ser que ces cir­cons­tances de la vie fami­liale ont pro­fon­dé­ment mar­qué la per­son­na­li­té de Güney, le ren­dant par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible aux pro­blèmes des Kurdes et des ouvriers agri­coles en géné­ral, tout en lui don­nant un sens aigu de l’in­jus­tice ain­si qu’une haine féroce de l’op­pres­sion sous toutes ses formes. Ce sont effec­ti­ve­ment les carac­té­ris­tiques de toute son oeuvre ciné­ma­to­gra­phique et lit­té­raire ultérieure.

Si la mère de Yil­maz était anal­pha­bète, son père avait pu apprendre à lire et à écrire pen­dant son ser­vice mili­taire. Bien que n’ayant pas eu d’autre école, il était deve­nu, grâce à son “bon sens” natu­rel, une sorte de “sage” res­pec­té et consul­té par tout le vil­lage. Mais il avait d’autres ambi­tions pour son fils : “il vou­lait que je fasse des études afin de pou­voir sor­tir des hori­zons limi­tés du milieu rural et faire mon che­min dans le monde, deve­nir un fonc­tion­naire, par exemple, et por­ter — pour­quoi par ? — un cos­tume et une cravate”[[Les cita­tions directes de Güney non tirées de ses oeuvres viennent d’un entre­tien que l’au­teur a eu avec lui en 1983.]].

Dans ce contexte, l’é­cole — un bâti­ment blanc aux tuiles rouges, entou­ré d’arbres” — revê­tait pour le gar­çon et ses parents une impor­tance qua­si-mys­tique, la clé magique d’un bon­heur futur : “son espoir, son ave­nir, sa vie”, écrit Güney dans son roman lar­ge­ment auto­bio­gra­phique, “Les Champs de Yuré­ghir”. C’est cette espé­rance obs­ti­née qui jus­ti­fiait en effet les trois heures de marche que fai­sait chaque jour le petit Güney pour gagner l’é­cole du vil­lage voi­sin où il cher­chait à acqué­rir les élé­ments rudi­men­taires — et indis­pen­sables — d’une édu­ca­tion de base.

Les parents de Güney n’au­raient sans doute pu ima­gi­ner la voie que leur fils allait suivre. Celui-ci s’est trou­vé plon­gé ‑d’une façon inat­ten­due — dans le monde du ciné­ma. A l’âge de vingt ans, il a été embau­ché par une com­pa­gnie de dis­tri­bu­tion de films. Son tra­vail consis­tait à aller de vil­lage en vil­lage pour pro­je­ter des films à la popu­la­tion locale. “A force de voir et de revoir le même film, je finis­sais — se rap­pe­lait-il — par com­prendre le com­ment et le pour­quoi de tel ou tel plan. C’é­tait une ini­tia­tion formidable”.

Sa chance — et le com­men­ce­ment d’une longue et intense car­rière — est venue un an plus tard, en 1958. Son incul­pa­tion à la suite de la publi­ca­tion de sa pre­mière nou­velle lui a valu d’être licen­cié par la com­pa­gnie de dis­tri­bu­tion qui l’employait à ce moment là. Pri­vé ain­si de son salaire, modeste certes mais régu­lier, et fai­sant face à une période pénible de chô­mage, Güney a été sau­vé par l’in­ter­ven­tion de deux com­pa­triotes célèbres : le roman­cier Yachar Kemal et le cinéaste Atif Yil­maz. Ils pré­pa­raient alors un film “Les enfants de la patrie” sur la guerre de l’in­dé­pen­dance et — par soli­da­ri­té avec un jeune artiste en dif­fi­cul­té — ils ont pro­po­sé à Güney de col­la­bo­rer à l’é­la­bo­ra­tion du scé­na­rio. Son apport leur a paru si inté­res­sant qu’ils ont déci­dé de prendre Güney comme deuxième assis­tant. Enfin, l’ab­sence d’un des acteurs au moment du tour­nage lui a don­né l’oc­ca­sion de jouer le rôle mineur d’un jeune pay­san enga­gé dans la résis­tance natio­nale contre l’occupant.

Ain­si débu­ta la longue et brillante car­rière ciné­ma­to­gra­phique du jeune artiste incon­nu qu’é­tait alors Güney. Ce der­nier fut éton­né quand Atif Yil­maz le choi­sit pour le rôle prin­ci­pal de son film sui­vant, “le Cerf Rouge”, car Güney savait bien qu’il n’a­vait pas le phy­sique d’un “jeune pre­mier”. Atif l’a pour­tant assu­ré : “Tu es le type même du jeune pay­san — et en plus tu sais mon­ter à che­val, manier un fusil, grim­per aux arbres. Tu es le chas­seur de cerfs idéal”.

A par­tir de ce moment-là, Güney est deve­nu, comme il le disait lui-même, un “fana­tique du ciné­ma”, ouvert à tous les genres, à toutes les influences. Il sui­vait avec pas­sion les vedettes amé­ri­caines comme George Raft, Hum­phrey Bogart, Mar­lon Bran­do et appré­ciait les tech­niques et les concep­tions des réa­li­sa­teurs tels que Kazan, Berg­man et sur­tout les Ita­liens Vis­con­ti, Vit­to­rio de Sica, Ros­sel­li­ni, etc. “J’ap­pre­nais quelque chose de cha­cun d’eux, je cher­chais à assi­mi­ler les tech­niques et les concep­tions les plus diverses”, disait-il.

Pen­dant qu’il était en pri­son dans les années 60, Güney avait bien réflé­chi à sa future car­rière, en tenant compte de la situa­tion poli­tique et per­son­nelle où il se trou­vait. A l’é­poque, il avait éta­bli toute une stra­té­gie pour sa réus­site : “Mon ambi­tion, disait-il, était de deve­nir réa­li­sa­teur, mais je savais qu’a­près ma condam­na­tion ce ne serait pos­sible qu’à une seule condi­tion : deve­nir d’a­bord l’ac­teur le plus popu­laire de Tur­quie. J’ar­ri­ve­rais ain­si à mes fins par des che­mins détournés”.

Güney a gagné son pari auda­cieux car il est effec­ti­ve­ment deve­nu l’ac­teur le plus popu­laire du pays, jouant les rôles prin­ci­paux dans film après film d’ac­tion et d’a­ven­tures. Repré­sen­tant le plus sou­vent la force morale et le cou­rage des “petites gens” contre les tra­cas­se­ries et les manoeuvres des “gros” et des puis­sants, Güney était deve­nu un véri­table mythe popu­laire sous le sobri­quet du “Roi laid”, titre d’un de ses films de l’é­poque. Dans les années 60 – 70, des pos­ters à son effi­gie s’é­ta­laient chez les mar­chands de jour­naux et sur les trot­toirs d’Is­tan­bul et d’Ankara.

Enfin, grâce à ses gains d’ac­teur, Güney put fon­der sa propre socié­té de pro­duc­tion et faire ses débuts de réa­li­sa­teur en 1968, avec un film inti­tu­lé “Seyyit Han”. Son pre­mier suc­cès inter­na­tio­nal a été “L’Es­poir” (Umut), qui a rem­por­té l’Ours d’Or à Ber­lin en 1970. Ce film auto­bio­gra­phique est fon­dé sur les obser­va­tions de Güney ado­les­cent sur sa famille et son milieu social. En 1971, il réa­li­sait “Elé­gie” (Agit) qui raconte la vie pleine de risques des contre­ban­diers d’A­na­to­lie du sud-est.

Par la suite, c’est sur­tout depuis sa cel­lule que Güney a conti­nué à écrire des scé­na­ri et à diri­ger des films qui ont confir­mé sa noto­rié­té à l’é­tran­ger aus­si bien qu’en Tur­quie même. “Inquié­tude” (Endise), le film qu’il réa­li­sait au moment de son incar­cé­ra­tion en 1974, a été tour­né sur ses indi­ca­tions détaillées par son assis­tant Serif Gören, éga­le­ment le réa­li­sa­teur de “Yol”. “Le Trou­peau” (Sürü), sor­ti en 1978, a été signé par un autre de ses assis­tants, Zeki Ökten.

En pri­son, Güney n’a jamais ces­sé d’in­sis­ter sur les droits humains élé­men­taires des déte­nus, et cela sans faire de dis­tinc­tion entre les pri­son­niers poli­tiques et les autres. Dans cha­cune de ses pri­sons — car il était sou­vent trans­fé­ré de l’une à l’autre, tant les auto­ri­tés crai­gnaient son influence — il orga­ni­sait les déte­nus pour impo­ser cer­taines amé­lio­ra­tions et ten­ter d’empêcher la torture.

Güney nous a lais­sé un pré­cieux docu­ment, un texte inté­res­sant et per­cu­tant sur le sens de son expé­rience en pri­son, sur la psy­cho­lo­gie aus­si bien des pri­son­niers que des inqui­si­teurs et tor­tion­naires. Il s’a­git des “Lettres de la Pri­son de Seli­miye”, texte adap­té et mis en scène à Paris en 1986 par Maria­nik Révil­lon sous le titre “Lettres d’un incul­pé”. Güney y fait par­ler, par exemple, “Le Colo­nel”, chef des tor­tion­naires, qui exprime, avec une fran­chise bru­tale, sa “phi­lo­so­phie” poli­cière et sim­pliste : “Ici, il n’y a pas de Consti­tu­tion, il n’y a pas de Droit, il n’y a pas de machin uni­ver­sel des Droits de l’homme. Ici, il n’y a que les lois de la guerre”.

Mais ces lettres de pri­son de Güney sont aus­si et sur­tout autant de chants d’a­mour et de lutte. Elles sont un lien vivant non seule­ment avec sa femme, à qui il s’a­dresse, mais avec le monde entier, avec les révo­lu­tion­naires et oppri­més de tous les pays : “Mes lettres seront, du moins je le crois, une goutte d’eau vive dans la mare des colères silen­cieuses. Que d’autres lettres répondent aux miennes, comme les miennes répondent à d’autres qui les ont pré­cé­dées. D’Es­pagne, d’Ar­gen­tine, du Chi­li, du Bré­sil, d’A­sie, d’A­da­na, de Diyar­ba­kir et de Sinop … Des pri­sons d’Is­tan­bul, du Pérou, de Boli­vie et de par­tout … Par mil­liers, par mil­lions, lettres de pas­sion, de résistance …”

A cet esprit inter­na­tio­na­liste, à cette conscience aiguë de l’exis­tence d’une oppo­si­tion pla­né­taire à l’im­pé­ria­lisme, se joint une pas­sion insa­tiable pour toutes les mani­fes­ta­tions de la vie quo­ti­dienne au dehors des murs de la pri­son : “Ma belle enfant, dit-il, je veux te par­ler de ce qui est beau, de ce qui est espoir, de ce qui est lumière. Je veux te par­ler des prés, des sources d’é­té, de la mer, de la beau­té des ami­tiés. Ma belle enfant, nous puri­fie­rons tous les humains dans l’o­céan de mon coeur, nous les ren­drons heureux”.

Après le coup d’E­tat mili­taire du 12 sep­tembre 1980, lorsque l’ar­mée a pris les affaires du pays direc­te­ment en main, la situa­tion de Güney dans la pri­son a vite empi­ré au point où il lui deve­nait impos­sible de pour­suivre à l’in­té­rieur des murs son tra­vail de créa­tion ou ses acti­vi­tés d’or­ga­ni­sa­tion des détenus.

Un an après le coup d’E­tat — en octobre 1981 — Güney a pro­fi­té d’une brève per­mis­sion pour prendre le che­min de l’exil, grâce à la com­pli­ci­té de ses nom­breux amis et admi­ra­teurs en Tur­quie et en Europe.

Avec l’aide et le sou­tien de Meli­na Mer­cou­ri, alors ministre de la Culture en Grèce, qui est inter­ve­nue auprès du ministre de l’In­té­rieur fran­çais, Gas­ton Def­ferre, Güney a pu gagner la France et y trou­ver asile, juste à temps pour assis­ter au Fes­ti­val de Cannes en 1982 et y rece­voir la Palme d’Or pour “Yol” dont il avait pu lui-même ter­mi­ner le montage.

Ins­tal­lé à Paris avec sa femme et ses deux enfants — une fille de 18 ans et un gar­çon de 11 ans — qui avaient quit­té la Tur­quie peu de temps avant lui, Güney y a réa­li­sé “Le Mur”, un film aus­si dur que véri­dique sur les tor­tures infli­gées aux ado­les­cents dans les pri­sons turques.

Ce der­nier film n’a­vait pas l’im­pact artis­tique de cer­taines de ses autres oeuvres, mais — comme le disait son com­pa­triote, le poète Nazim Hik­met — “C’est un dur métier que l’exil”, et le cinéaste révol­té n’a sans doute pas trou­vé en France, et dans la ban­lieue pari­sienne où il tour­nait “Le Mur”, le contact dont il avait besoin avec son équipe fami­lière et ses amis, ni les pay­sages de son pays d’o­ri­gine. Entou­ré de sym­pa­thie et mal­gré tous les moyens mis à sa dis­po­si­tion, il se trou­vait quand même iso­lé de l’es­sen­tiel, des sources de son ins­pi­ra­tion. En outre, il était déjà ron­gé par la mala­die — le can­cer qui a fini par l’emporter en 1984.